Mathilde - III
comte, une
fraternelle accolade succédant à la franche poignée de main.
Et c’est ainsi que les deux hommes, pourtant rivaux en amour, se
séparèrent ce soir-là les meilleurs amis du monde, l’un près de
commettre un crime et l’autre de devenir son complice, à l’insu de
Mme de La Joyette encore tout à son émoi et enfermée dans ses
appartements en compagnie de la marquise de Bonnefeuille qui
tentait de la réconforter.
Le lendemain, le lundi 22 janvier, Mathilde était encore toute
bouleversée par l’horrible nouvelle du retour du baron Duplay à
Paris, au point d’en oublier toute la satisfaction que lui avait
procurée sa réception en l’honneur du général Adolphe Raillard.
Elle ne désirait qu’une chose : que le comte de la Fallois
fisse rendre gorge aussi bien au baron Duplay qu’à Marius Paupoil
de leurs méfaits, ainsi qu’il l’avait solennellement promis,
quoique Marie-Thérèse de Bonnefeuille se fût gaussée de leur ami
Anne-Charles de la Fallois qui, selon ses dires, « était
incapable de faire du mal à une mouche » et se montrait tout
autant maladroit à l’épée qu’au pistolet. À l’entendre, pour elle
la cause était entendue, tant le baron que son homme de confiance
pouvaient continuer de dormir sur leurs deux oreilles. Mais
Mathilde souhaitait ardemment que le comte passât à l’acte.
La pensée l’en obséda jusqu’au début de l’après-midi, puis elle
se raisonna tout à coup en songeant que les duels n’avaient plus
cours depuis la guerre et qu’elle ne voulait pas que son ami pût
encourir les rigueurs de la loi.
Pour se rassurer définitivement, elle téléphona à sa bonne amie
Marie-Thérèse de Bonnefeuille.
– N’ayez crainte, lui dit-elle, Anne-Charles a déjà oublié ses
propos et, à cette heure, il doit faire son tennis au Racing comme
tous les lundis après-midi.
Mme de La Joyette en soupira de satisfaction, mais, passé
dix-sept heures trente, elle commença de s’exaspérer du retard de
Mme de Saint-Chou pour la leçon de piano. Puis, de façon absurde,
un sourd pressentiment s’empara d’elle à mesure que les minutes
s’égrenaient à la pendule Louis XV du petit salon. Un pressentiment
qui ne cessa d’enfler jusqu’à l’arrivée de ladite dame une heure
plus tard.
Mathilde allait lui faire reproche de son retard, mais
l’apparence de Mme de Saint-Chou était telle que les mots lui
restèrent dans la gorge.
Le chignon de travers, le regard hagard, le souffle court,
semblant contenir ses larmes, Mme de Saint-Chou faisait plus peur
que peine à voir. Était-elle prise de boisson ? s’interrogea
Mathilde, médusée par l’apparition et reculant instinctivement d’un
bon pas alors que la dame en question se précipitait vers elle
d’une démarche incertaine.
Venait-elle supplier son pardon ou allait-elle se jeter
dans ses bras ?
Mathilde en eut un haut-le-corps et se sentit frissonner
d’effroi.
– Marius a été assassiné, gémit Mme de Saint-Chou en en tombant
dans les bras de Mathilde et en éclatant en longs sanglots.
Quoique fort embarrassée et sous le choc de la nouvelle, Mme de
La Joyette sentit son pressentiment s’évanouir comme il était venu.
« Quel soulagement », songea-t-elle en tapotant le dos de
Mme de Saint-Chou dont les sanglots redoublèrent de tant
d’attention. Puis, horrifiée, elle songea qu’un homme était mort.
Mais cette pensée fut des plus fugaces. Anne-Charles avait
osé ! Il avait tué pour lui complaire. Quel être
merveilleux ? Mais que va-t-il lui arriver à présent ?
s’alarma-t-elle aussitôt en n’osant repousser Mme de Saint-Chou qui
gémissait à présent des « Marius » à n’en plus finir.
Était-elle sa maîtresse ? s’interrogea logiquement Mme de
La Joyette devant tant de chagrin non feint.
– Vous connaissiez Marius ? demanda-t-elle doucement.
– Bien sûr, gémit Mme de Saint-Chou en se détachant de Mathilde
et reprenant une attitude plus digne. Qui ne le connaissait
pas ?
– Ah ! fit Mathilde d’un ton neutre.
– C’était un homme charmant, vous savez, dit Mme de Saint-Chou
après s’être mouchée bruyamment.
– Je n’en doute pas, mentit Mathilde.
– C’est pour cela que je suis de beaucoup en retard, s’excusa la
dame en reniflant une dernière larme.
– Je ne vous en veux pas. D’ailleurs, il serait peut-être
préférable que l’on remît la leçon pour cette fois et que vous
rentriez chez vous.
–
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