Mathilde - III
la
jeune fille, qui avait pourtant à présent vingt ans, avait noué en
ces occasions des relations qui l’eussent fait frémir si elle en
avait eu connaissance, et que Marinette Breton allait rencontrer le
grand amour ce même printemps 1923. Et que n’aurait-elle dit si
elle avait su que Sarah Dufort avait joué les
« entremetteuses » en la circonstance, à la fois en
introduisant la jeune fille éprise de justice dans des cercles où
l’on se préparait à changer le monde et en lui présentant un
étudiant de la rue d’Ulm dont Marinette allait s’éprendre
passionnément, Jacques Fléton…
6
Marinette Breton, orpheline de père à cause de la guerre, était
entrée au service de Mme de La Joyette quelque quatre ans plus tôt,
alors qu’elle n’avait que seize ans, sur la recommandation de Me
Théophile Naudin, le notaire parisien de la comtesse, chez lequel
le père de Marinette avait été clerc avant d’aller se faire tuer
sur le front.
Ne pouvant donc poursuivre les études dont elle rêvait, elle
avait dû, comme tant d’autres jeunes filles de sa condition
victimes des circonstances, se placer pour ne pas être un poids
pour sa pauvre mère qui avait déjà ses deux petits frères à
élever.
Marinette était fort reconnaissante à Mme de La Joyette de lui
avoir procuré l’emploi de gouvernante-préceptrice auprès de ses
deux filles, échappant par là à des fonctions plus ingrates. Certes
la comtesse était fort exigeante et s’était montrée parfois dure,
voire injuste, à son égard par le passé. Mais elle ne l’avait
jamais considérée comme une simple domestique, poussant la bonté
jusqu’à lui offrir ses tenues usagées ou dont elle s’était lassée.
Ce qui n’était pas sans créer des jalousies entre elle et les
chambrières de Mme de La Joyette qui étaient à la fois ses
aînées et plus anciennes dans la place. Mais elle avait su tisser
une bonne entente avec elles et tant Jeannette que Louison
appréciaient qu’elle mît la main à la pâte à leurs côtés sans
rechigner, même si elles ne pouvaient s’empêcher de lui envoyer des
piques pour le traitement de faveur dont elle jouissait puisqu’elle
partageait la table de la comtesse en tant que gouvernante et
qu’elles se voyaient obligées de la servir comme une
« dame ».
Mais le brave Marie, la cuisinière, qui l’avait prise sous son
aile dès son arrivée et à laquelle elle portait une réelle
affection, ne manquait jamais, quand elle en était témoin, de
prendre sa défense et de remettre les deux jeunes femmes à leur
place.
– Taisez-vous, les jalouses ! les reprenait-elles alors.
Notre Marinette sera une dame plus tard parce qu’elle a de
l’instruction, tandis que, vous deux, vous ne serez toujours que
bonnes à rien.
Ou lorsque Louison et Jeannette se gaussaient d’elle car elle
n’avait pas de galant et était encore vierge à vingt ans.
– Peut-être qu’après tout elle a droit, là aussi, aux faveurs de
m’dame la comtesse ! lui avait lancé une fois Jeannette
méchamment, songeant aux penchants que Mme de La Joyette avait
manifestés à son égard au cours de l’été 19.
Marinette en avait rougi à la fois de honte et
d’indignation.
– Qu’est-ce que je disais ! s’exclama toute fière Jeannette
se méprenant sur sa réaction et prenant à témoin Louison et la
Marie.
La cuisinière s’était essuyée les mains à son tablier en prenant
son temps tout en venant se planter devant Jeannette.
– J’me fais vieille et j’ai pas compris, dit-elle en inclinant
la tête sur le côté. Alors répète-nous voir, s’il te plaît,
mademoiselle je-sais-tout…
Sentant qu’elle avait soulevé là un mauvais vent, Jeannette
préféra battre en retraite en haussant les épaules.
– T’es bien moins causante, hein, ma fille ? la défia Marie
en rapprochant son visage du sien. Mais j’te conseille pourtant de
faire excuse à Marinette, sinon, dit-elle en frottant ses grosses
mains l’une contre l’autre, j’suis encore de taille à t’y
forcer…
– Y’a pas de quoi ! se défendit Jeannette tout en reculant
prudemment d’un bon pas.
– Y’a eu offense à la fois à notre comtesse et à
Marinette ! lui rétorqua la cuisinière qui n’avait jamais
supporté que l’on médise de ses maîtres quand ils étaient bons.
– Bon, ça va, fit Jeannette en constatant que Louison,
contrairement à son habitude
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