Mathilde - III
comte
Rozanov, et c’était là un secret tout aussi grand.
– Ce te sera un bien doux souvenir plus tard, avait dit Miss
Sarah en lui caressant la joue. Tu as bien de la chance. Ton
premier souvenir de femme sera un souvenir heureux. D’autres
peuvent être terribles, avait-elle ajouté mystérieusement une
pointe d’amertume dans la voix.
Marinette, qui avait l’âge auquel on rêve de bonheur, ne
concevait pas de tels souvenirs et ne vit là qu’un simple propos de
femme « âgée ». Pourtant, plus que de l’affection,
elle lui portait de l’adoration tant son amitié lui était précieuse
en cette période de sa vie, éprouvant une infinie reconnaissance
pour l’avoir encouragée à reprendre des études par elle-même, lui
conseillant les auteurs à lire dans la bibliothèque de Mme de La
Joyette et lui offrant même des livres qui y faisaient défaut –
mais il est vrai que tant la bibliothèque de l’hôtel parisien que
celle du manoir étaient dépourvues d’ouvrages de théoriciens ou
d’historiens socialistes et qu’on eût été bien en peine d’y trouver
des œuvres de Fourier, de Proudhon, de Marx et encore moins de
Georges Sorel.
Miss Sarah lui fit découvrir également le théâtre et elle l’y
emmena parfois. Comme elle lui fit découvrir, au cirque Napoléon,
le cinématographe que l’Américaine ne considérait pas comme un
simple amusement ou divertissement, y voyant un fabuleux outil
appelé à un grand avenir au service – évidemment – de
l’émancipation et de la culture. Ce qui n’était pas sans faire
débat entre Miss Sarah et Mme de La Joyette qui leur faisait
reproche d’assister à ce genre de spectacle où le bas peuple
s’ébaubissait de voir défiler de ridicules images muettes sorties
d’une lanterne magique et dont le goût lui passerait dès qu’il
serait rassasier de cette nouveauté.
Pourtant, Miss Sarah et Marinette s’étaient promis que leurs
escapades au cinématographe resteraient ignorées de Mme de La
Joyette. Malheureusement, si Pierre qui les accompagnait parfois,
su garder sa langue, enthousiasmée, Marinette commit l’erreur de
mimer des scènes devant les fillettes qui, malgré le secret juré à
leur gouvernante, se hâtèrent de revendiquer le droit d’accompagner
celle-ci, dévoilant par là le pot-aux-roses.
– Vous me décevez, ma fille ! lui dit Mme de La Joyette
d’un ton cinglant. Par la même occasion, je découvre que Miss
Sarah, qui a en charge l’éducation de mon neveu de par la volonté
de son grand-père – c’est insensé, mais il en est ainsi –, l’y
traîne avec vous. Pour ma part, si je ne puis vous interdire de
sortir de temps en temps le dimanche avec Miss Sarah, je vous
interdis de parler de ces horreurs à Augustine et Augusta. Je tiens
avant tout à ce que leur éducation soit saine même si celle de leur
cousin laisse à désirer.
– Oui, madame la comtesse, avait dit Marinette, laissant passer
l’orage.
– D’ailleurs, avait repris Mme de La Joyette soudain songeuse,
je me demande si votre amitié avec Miss Sarah, qui est une femme
nettement plus âgée que vous puisqu’elle pourrait être votre mère,
est en soi quelque chose qui vous est bénéfique…
– Oh si ! Elle me donne de bons conseils… qui me sont
autant utiles que les vôtres, madame la comtesse, s’était empressée
d’ajouter Marinette.
– Je me le demande, avait murmuré Mme de La Joyette du même ton
songeur en lui donnant congé d’un petit signe de la main.
Marinette s’était excusée de sa bévue auprès de Miss Sarah qui
avait pris le parti d’en rire.
– Mais vous méritez un gage, ma jeune amie, avait dit
l’Américaine. Aussi, notre prochain dimanche, vous m’accompagnerez
à une réunion et, cette fois-ci, vous serez bien obligée de garder
votre langue !
C’est ainsi que Marinette Breton, jeune fille issue d’une bonne
famille, assista à sa première réunion « politique » où
elle se sentit vite perdue sous les flots de paroles au point d’en
avoir le tournis à la sortie tant elle en était saoulée, ne
comprenant pas comment les mêmes qui se proclamaient pacifistes et
criaient leur horreur de la guerre aspiraient de tous leurs vœux à
la révolution. Mais elle avait sa fierté et ne voulut pas décevoir
la confiance que lui avait faite Miss Sarah en le lui demandant.
Aussi, pour tenter de percer cette énigme, accepta-t-elle d’y
retourner trois semaines plus tard en compagnie de
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