Mathilde - III
lorsqu’elle se prenait de bec avec la
grosse Marie, se tenait en retrait et ne venait point à sa
rescousse. J’fais excuse à notre comtesse et à Marinette. Voilà,
t’es contente ?
– C’est à Marinette qu’il faut le demander, pas à moi, insista
la cuisinière.
– T’es contente, Marinette ? demanda la jeune femme pour
avoir la paix.
Marinette s’était contentée de hocher la tête en signe
d’assentiment car elle était encore sous le coup de la blessure
infligée et eût été incapable de proférer un seul mot sans se
mettre à pleurer.
– Bon, c’est pas tout ça ! s’exclama Marie en faisant
claquer sa langue. Y’a de bonne réconciliation qu’autour d’un bon
verre…
Marinette avait dû sacrifier au rite pour faire plaisir à la
cuisinière qui l’avait défendue, mais, chaque fois qu’elle se
voyait obligée de boire ne serait-ce qu’un doigt de l’affreuse
eau-de-vie de la grosse Marie, la tête lui tournait affreusement et
les trois femmes la moquèrent gentiment, Marinette prenant le parti
d’en rire également. Mais Marinette savait, tout en aimant bien
Louison et Jeannette, qu’elle n’appartenait pas à leur monde et,
pour cela même, elle ne leur gardait jamais rancune de leurs
petites mesquineries ou de ces rares cruautés, comprenant que,
parfois, les deux chambrières ressentaient le besoin de le lui
faire comprendre ou de le lui rappeler. Pourtant, leur monde lui
était plus proche que celui de Mme de La Joyette auquel elle se
sentait étrangère et qu’elle n’aimait pas.
Certes, elle n’avait rien à reprocher au comte de la Fallois,
toujours aimable à son égard. Ni même à la marquise de Bonnefeuille
malgré sa condescendance manifeste, ce qui n’était rien eu égard au
comportement des autres relations de Mme de La Joyette pour
lesquelles elle était le plus souvent invisible,
inexistante
… Et les mesquineries de Louison ou de
Jeannette se révélaient de simples enfantillages par rapport aux
trésors de cruauté qu’ils étaient capables de déployer dans leurs
conversations ou entre eux avec la plus grande hypocrisie. Mais, ce
que Marinette détestait le plus, c’était le regard de concupiscence
que lui jetaient certains hommes, comme le procureur Dubon. Elle
s’en sentait salie du regard et toute honteuse.
Dans ces moments-là, Marinette regrettait l’époque de la
présence du comte Rozanov. À vrai dire, et elle en souriait en y
repensant, elle avait été secrètement amoureuse du Russe. Il avait
été cause, à son insu, de ses premiers émois et de ses premières
caresses intimes lorsqu’elle ne trouvait pas le sommeil. Ce dont il
devait avoir dû être loin de se douter car, la sachant orpheline de
père, il lui portait l’affection d’un père à une fille, l’entourant
de mille attentions, ce qui rendait parfois Mme de La Joyette fort
jalouse. Jalousie que Marinette n’avait tout d’abord pas comprise,
puisque non fondée, avant qu’elle n’apprît par Jeannette la nature
des relations entre sa bienfaitrice et son chauffeur-majordome.
Marinette avait été toute chamboulée par cette révélation qui
fut cause de sa première déception sentimentale, mais elle n’en
continua pas moins de rêver au comte russe qui se révélait si
efficace pour stimuler ses petits plaisirs et elle douta même fort
longtemps que Mme de La Joyette, qui ne cessait de la mettre en
garde contre les hommes, se fût laissée aller à prendre amant. Ce
qui eut pour effet, lorsqu’elle se fut rendue à l’évidence, de la
faire chuter du piédestal où elle l’avait placée.
De tout son être, elle avait souhaité que cette relation cessât.
Pourtant, lorsqu’il partit avec sa femme légitime, elle regretta sa
présence qui, à elle seule, la faisait tant rêver et elle se
rappelait avec émotion que, lors d’un repas, le comte Rozanov avait
foudroyé du regard le procureur Dubon qui, malgré la présence de sa
femme qui semblait ne pas remarquer le manège de son mari, la
dévorait des yeux depuis un trop long moment au point de l’en faire
rougir.
Seule Miss Sarah s’était aperçue des émois que lui causaient le
Russe, mais l’Américaine était vite devenue, malgré leur grande
différence d’âge, sa grande amie et sa confidente après son
installation avec le petit Pierre. C’est l’Américaine qui lui avait
appris à composer avec les sautes d’humeur de Mme de La Joyette et
elles avaient fini par s’amuser ensemble de son
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