Mathilde - III
caractère
fantasque.
Elles venaient toutes deux d’un milieu modeste et Miss Sarah
regrettait que Marinette eût dû renoncer à ses études à cause de la
guerre, car seule l’éducation permettait de
« s’émanciper ».
D’ailleurs, Miss Sarah n’avait que deux mots à la bouche :
« émancipation » et « culture ». À l’écouter,
tout, absolument tout, devait parvenir à s’émanciper : les
pauvres, les exploités, les humiliés, qu’ils fussent hommes, femmes
ou peuples – et même jusqu’à l’humanité tout entière ! –, ce
qui donnait le tournis à Marinette tant ces choses étaient
nouvelles pour elle. Et, pour se préparer à l’émancipation et y
parvenir, il fallait acquérir la culture. Sinon, « sans la
culture, martelait-elle, ils seront toujours exploités, dominés et
se feront volés leur révolution ».
Mais c’était là un mot qui effrayait Marinette car elle haïssait
toute violence et que, à son avis, les révolutions causaient bien
des malheurs à tous, riches ou pauvres, sans qu’aucun n’en tirât un
réel profit, bien que Miss Sarah lui expliquât patiemment que
lorsque les révolutions se produisaient c’était que les choses en
étaient arrivées à un point tel qu’il ne pouvait en être autrement,
quand trop de malheurs, de misère et d’humiliation avaient été
accumulés ou encore à cause de la guerre.
Pour Miss Sarah, tout cela était inéluctable et l’humanité était
entrée avec le XX e siècle dans l’ère des
révolutions : révolution mexicaine, chinoise, mais surtout la
russe sur laquelle elle fondait de grands espoirs car elle voyait
en elle l’héritière directe de la « Grande Révolution »,
la révolution française, celle de 1789, avec les grands élans
révolutionnaires de 1792 et 1793 qui avaient fait trembler le monde
entier et les puissants tout autant que la révolution russe le
faisait à son tour. Mais Miss Sarah regrettait que les partisans de
Lénine n’aient eu de cesse d’éliminer les uns après les autres
toutes les forces socialistes et anarchistes qui n’avaient pas
voulu se fondre dans leur parti, les combattant dans les plaines
d’Ukraine, les mitraillant à Kronstadt et emprisonnant les
survivants qui n’avaient pu s’enfuir. Que Trotski ait été
l’organisateur de cette immense répression ne l’avait guère
surprise. Elle avait eu l’occasion de le rencontrer et avait trouvé
le personnage arrogant et suffisant.
Marinette n’en revenait pas que Miss Sarah eût rencontré tant de
personnes qui, d’après elle, étaient si importantes : Trotski,
Clara Zetkine, Radek, Lénine lui-même, Kropotkine, le fameux prince
anarchiste, Rosa Luxemburg, et bien d’autres dont les noms ne lui
disaient rien. Mais la jeune fille ne se lassait pas d’écouter Miss
Sarah raconter la fabuleuse histoire du grand-père de Pierre,
Charles-Louis de La Joyette, qui, après avoir fait le coup de feu
avec les communards et échappé de peu à la mort, avait fait fortune
aux États-Unis.
Elle n’en revenait pas qu’il eût mis une grande partie de sa
fortune à la disposition des révolutionnaires russes, en leur
envoyant des armes, et qu’il eût même financé l’achat de munitions
aux révolutionnaires mexicains.
Miss Sarah lui parla de Pancho Villa comme si elle l’avait
personnellement connu, mais l’Américaine ne voulut pas lui en dire
plus. Comme elle n’évoqua jamais devant elle ses étranges voyages
« d’affaires » pour lesquels elle s’absentait
régulièrement.
De la même façon, Miss Sarah était fort discrète sur sa
jeunesse, donnant l’impression que sa vie n’avait vraiment commencé
que lorsqu’elle était devenue la secrétaire de Charles-Louis de La
Joyette, la personne qui semblait avoir le plus comptée dans sa vie
et qui l’avait considérée comme sa propre fille.
Marinette était étonnée qu’une femme aussi belle et cultivée ne
se fût jamais mariée et elle n’avait pas résisté à l’envie de lui
poser la question.
Sa réponse l’étonna tout autant.
– J’ai voulu être une femme libre et j’ai choisi d’en payer le
prix.
Mais, au ton de sa voix, Marinette devina qu’il y avait derrière
cela un grand secret que Miss Sarah ne souhaitait pas dévoiler et
la jeune fille n’aurait pour rien au monde voulu mettre en péril
leur amitié en se montrant insistante. Pourtant, elle avait bien
osé lui révéler qu’elle était secrètement amoureuse du
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