Mathilde - III
être à pied d’œuvre le plus tôt possible.
Mais, hélas ! contrairement à son attente, et comme il arrive
parfois même aux plus grands des écrivains, les phrases ne
parvenaient pas à s’enchaîner, ce qui l’irrita au plus haut point
et qu’elle finit par consulter toutes les cinq minutes la
pendulette posée sur sa table de travail dans l’attente de la fin
de leçon de piano de Mme de Saint-Chou pour pouvoir regagner son
hôtel sans risquer de la croiser. Pour plus de sûreté, elle se
donna une demi-heure de battement où elle ne cessa de maudire Mme
de Saint-Chou qui, pourtant, n’était point cause de son manque
d’inspiration passager.
Mme de La Joyette était donc de fort méchante humeur lorsqu’elle
rejoignit son domicile et elle le fut encore plus en apercevant une
luxueuse automobile stationnée dans la cour de son hôtel.
Quel indélicat pouvait bien se permettre de lui rendre visite
sans s’être fait annoncé ? se demanda-t-elle en pinçant les
lèvres, mais elle se rasséréna tout aussitôt en songeant que ce
devait être là la nouvelle voiture dont lui avait tant parlé
Anne-Charles de la Fallois et qu’il se proposait d’acquérir avant
les vacances. Mais, en pénétrant dans le hall, elle ne parvint pas
à établir un lien entre les bagages qui l’encombraient et la
voiture du comte de la Fallois.
– Qu’est-ce ? demanda-t-elle à Jeannette qui était venue
lui ouvrir un large sourire aux lèvres.
– Une surprise, madame la comtesse, une grande surprise,
répondit la jeune domestique avec exaltation.
Choquée de ce sans-gêne, Mme de La Joyette la toisa sans la
moindre aménité.
– C’est effectivement surprenant, dit-elle en ôtant ses gants
avec lenteur pour conserver son sang-froid, mais j’aimerais que
vous répondissiez à la question que je vous ai posée, ma fille.
Qu’est-ce donc que ceci qui ne semble pas m’appartenir et encombre
le hall de mon hôtel ?
Mme de La Joyette appréhendait la réponse, ne se faisant guère
d’illusion. Il ne pouvait s’agir encore qu’un de ces maudits Russes
exilés et le prince Babeskoff ne devait pas être étranger à sa
venue, mais, du moins, celui-ci ne semblait pas désargenté.
– Que madame la comtesse, me pardonne, dit Jeannette en prenant
son courage à deux mains, mais il m’a été demandé de ne vous rien
dire pour que la surprise soit complète. Quand madame la comtesse
saura, elle comprendra.
Mathilde abhorrait ce genre de surprise qui, dans la plupart des
cas, était source de bouleversement de l’ordonnancement rationnel
de son quotidien auquel elle était fort attachée.
– Voyons donc cela ! dit-elle sèchement en frappant la
paume de sa main gauche de ses gants qu’elle serrait nerveusement
dans son autre main.
Jeannette, de nouveau radieuse et sachant que sa maîtresse
allait connaître une grande joie, s’empressa au-devant d’elle et
ouvrit à grand battant la porte du salon.
Le spectacle qui s’offrait à ses yeux stupéfia au sens propre
Mme de La Joyette sur le seuil de la pièce qu’elle se sentit
incapable de franchir.
Entourant un individu inconnu d’elle, qui s’était permis de
prendre ses filles par la main comme s’il eût quelque parenté avec
elles, se tenaient en demi-cercle, tous visages souriants,
Miss Sarah, Marinette Duport et Mme de Saint-Chou ainsi que Louison
et la grosse Marie qui, pour sa part, larmoyait d’émotion.
Mme de La Joyette se sentait en état de choc et se sentit près
de défaillir.
– Je vous avais bien dit que ce n’était pas prudent, dit Mme de
Saint-Chou en s’adressant à l’inconnu. Émotive, comme elle est,
votre fille est capable de s’évanouir comme la fois où…
– C’est grand-père ! la coupèrent les fillettes fort
opportunément.
– Est-ce ainsi que l’on accueille son vieux père, mon
enfant ? dit l’inconnu l’air consterné. Ou aurais-je dû vous
prévenir de mon arrivée plutôt que de vous en faire la
surprise ?
Pour Mathilde, c’en était trop. Elle fondit en larmes et tous se
précipitèrent autour d’elle pour la réconforter, reprenant en chœur
le leitmotiv de Mme de Saint-Chou : « C’est
l’émotion ! »
C’est de cette façon que le père de Mathilde, le baron Stern de
Villiers, réapparut dans sa vie après de si longues années. Mais,
malgré ses manifestations d’affection tardives, il était devenu
irrémédiablement un étranger à son cœur et Mathilde ne tarda
Weitere Kostenlose Bücher