Mélancolie française
de réserve du capitalisme ». Face à la baisse tendancielle du taux de profit, comme aurait dit le même Marx, de la fin des années 1960, le capitalisme passa la vitesse supérieure : les immigrés des anciennes colonies ne suffirent plus ; les femmes, entrées massivement dans le salariat des services non plus ; on inventa donc l’immigration permanente à flux tendu. À partir des années 1990, les délocalisations d’entreprises complétèrent efficacement le tableau. L’entrée sur le marché mondial du travail de un milliard de miséreux indiens et chinois provoqua un formidable effet déflationniste sur la masse salariale mondiale qui donna une rentabilité exceptionnelle aux capitaux.
Cette nouvelle organisation économique fut préparée idéologiquement et culturellement par une redoutable offensive d’artillerie, ce que Jean-Claude Michéa, dans L’Empire du moindre mal appelle les « ateliers sémantiques chargés d’imposer au grand public, à travers le contrôle des médias, l’usage des mots les plus conformes aux besoins des classes dirigeantes ». Le cinéma, la télévision, les acteurs, chanteurs, et tous les « peoples » exaltèrent la figure de l’étranger ; le métissage devint une quête. « Le monde est plein d’idées chrétiennes devenues folles », avait dit de façon prémonitoire l’auteur anglais Chesterton. Les vieilles nations européennes furent donc sommées d’ouvrir leurs barrières frontalières devant ces masses d’immigrants, dont le nombre était décuplé par le développement technologique des moyens de transport et l’explosion démographique ; des millions d’êtres humains se mirent en branle partout à travers la planète. Le nomadisme prenait une revanche inespérée sur sa défaite d’il y a trois mille cinq cents ans face aux sédentaires. À la même époque, les hommes avaient inventé l’agriculture, les villes et l’écriture. Un grand urbaniste, Paul Virilio constate, effaré, « la mort des villes » rendues invivables par leur extension indéfinie et la surpopulation.
Très habilement, le capitalisme consumériste mondialisé utilisa les changements culturels apparus à la fin des années 1960. Le respect des racines et des identités mina la tradition assimilationniste française, lui rendit odieuse et illégitime la traditionnelle pression de la population française pour que les nouveaux venus adoptent, au-delà du respect des lois, les us et coutumes du pays d’accueil, transformant l’ancienne conviction française d’apporter la civilisation aux « barbares » en « racisme ».
Cet orgueil de soi en est pourtant l’exact contraire. Le raciste hiérarchise les individus en fonction de leur race ; le Français pense que tout étranger, quelles que soient son origine, sa race, sa religion, peut accéder au nirvana de la civilisation française. Attitude un brin arrogante, xénophobe même, mais aucunement raciste. Le raciste, à l’instar de l’Anglais, considère qu’un Indien, malgré tous ses efforts, ne parviendra jamais à parler avec l’accent d’Oxford.
Sur les ruines de l’assimilation, le culte du métissage fut édifié comme le miroir inversé de la race pure. Le métissage nous apporterait la réconciliation universelle. Outre que ce discours est historiquement faux – le métissage entre conquistadores et Indiens n’ayant nullement empêché massacres et pillages – il est erroné intellectuellement. Ainsi que le note pertinemment Pierre-André Taguieff, le métissage « obligatoire » est souvent associé à l’exaltation de la diversité, deux notions antagonistes. Le mot « race » est devenu dans notre société le tabou suprême, comme le sexe au XIX e siècle. Celui-ci est refoulé parce qu’on aimerait tant qu’il n’existe pas ; mais il nous obsède. Le puritain voyait le sexe partout ; l’antiraciste moderne voit des racistes partout. On sait depuis Freud que le tabou refoulé plonge dans les profondeurs inconscientes avant de se déchaîner avec une violence explosive. L’ancien adage « à Rome, fais comme les Romains » devint odieux à une élite qui ne rêvait que d’éloge des différences.
Quant au « peuple », redevenu plèbe, populace, canaille, comme disait Voltaire au XVIII e siècle, il n’avait plus aucune légitimité à imposer sa culture, son mode de vie à des étrangers dont on magnifiait au contraire l’identité et la culture. Cette contestation libertaire des nations,
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