Mélancolie française
sauver leur modèle anthropologique dans un univers foncièrement hostile, les familles musulmanes qui refusent de donner leurs filles à des « roumis » – le Coran interdit le mariage avec des non-musulmans – vont donc chercher des membres du clan au « bled ». Et ramènent en France un jeune homme ravi d’obtenir ainsi aisément ces fameux papiers qu’une foule en délire réclama à Jacques Chirac lors de son dernier voyage de président en Algérie. La logique communautaire des immigrés musulmans subvertit ainsi la logique individualiste du droit français pour opérer un véritable transfert collectif de population.
Cette diminution de la natalité provient elle-même de la montée de l’instruction des filles, qui les pousse, comme en Europe à prendre conscience d’elles-mêmes, de leur corps, tandis que les garçons, en s’instruisant, adoptent souvent une posture idéologique (de la révolution française à la révolution iranienne de 1979). Todd nous explique doctement que ce n’est qu’une transition, et que l’islam rejoindra lui aussi le courant individualiste de la modernité ; mais ce ton à la fois impérieux et rassurant du spécialiste laisse de côté le même Todd qui compare historiquement cette période de transition à la révolution de 1789 pour la France et à la République de Weimar pour l’Allemagne.
Le démographe reste fidèle aux conclusions de son ouvrage Le Destin des immigrés . Il y vantait la réussite de « l’universalisme individualiste français, hostile au groupe différent par les mœurs, mais incapable de percevoir l’individu de ce groupe comme réellement porteur de sa culture d’origine dès lors qu’il manifeste son désir d’entrer dans la société française ». Il s’appuyait sur des chiffres qu’il estimait rassurants : en 1992, un quart des immigrés d’Algérie de 20 à 60 ans vivaient en couple avec un conjoint français né en France de parents français ; chez les jeunes gens de 20 à 30 ans, un garçon sur deux avait une union avec une fille d’origine française (mais seulement une sur quatre pour les filles). Mais les chiffres se sont modifiés et infirment aujourd’hui son constat optimiste d’hier : en 1993, 71 % des jeunes français de parents maghrébins se sentaient « plus proches du mode de vie et de culture des Français » ; ils ne sont plus que 45 % en 2003, tandis que 39 % se déclarent désormais « plus proches du mode de vie et de culture de leur famille », contre 20 % en 1993. Voilà 15 ans, 71 % des jeunes français de parents maghrébins des deux sexes déclaraient avoir eu « des relations amoureuses avec des Français(es) d’origine non maghrébine ». Ils ne sont plus que 59 % en 2003, moyenne qui dissimule une grande différence entre les hommes (78 %) et les femmes (40 %). Le renfermement endogamique des jeunes filles musulmanes est en bonne voie.
Les querelles sur le voile islamique, les pressions viriles sur les filles, qui transforment le paysage urbain dans les banlieues françaises, relèvent, comme l’indique fort bien le géographe Yves Lacoste, d’enjeux majeurs : « À travers le comportement des jeunes filles, leur affirmation d’identité islamique, symbolisée par le voile, c’est la question du pouvoir qui est posée, du pouvoir au sein du monde musulman français mais aussi, peut-être, d’un pouvoir spécifiquement musulman sur certains quartiers urbains soustraits au pouvoir civil français. »
Todd est un serrurier qui aurait forgé une clef magique ouvrant des portes soigneusement closes mais qui, effrayé par les monstres qu’il découvre, claque la porte derrière lui, jette la clef, et affirme d’un air dégagé qu’« il n’y a rien à voir ». Et, lorsque les curieux le pressent, il leur invente un conte pour enfants auquel il finit par croire lui-même. L’optimisme est de commande, il s’apparente à un « w ishful thinking » , une prière, une naïveté. La célèbre réplique du film Drôle de drame est retournée : « À force de ne pas dire des choses horribles, elles n’arriveront pas. » Blaise Pascal a répliqué d’avance : « Qui fait l’ange fait la bête. » Il faut toujours se méfier des optimistes.
Historiquement, l’intégration s’est faite par le travail ; la famille du migrant le rejoignait quand la situation professionnelle du chef de famille était stabilisée. Dans les années 1930, on n’avait pas hésité à renvoyer par wagons entiers
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