Même les oiseaux se sont tus
Élisabeth?
Elle regarda longuement son frère dans les yeux avant de lui passer une main dans les cheveux.
– J’ai eu peur, Jan. En fait, j’ai pensé mourir de peur. Je t’ai vu avoir peur aussi pour moi. C’est fini, Jan. Je pense qu’aujourd’hui Marek est vraiment mort.
Elle ouvrit sa main gauche sous les yeux de Jan et lui montra une ouverture dans l’anneau de bois.
– Je le porte brisé depuis trois semaines. Depuis trois semaines, il me pince la peau. Je pense qu’il est temps que je l’enlève.
Et, sous les yeux médusés de Jan, elle enleva l’anneau de son annulaire. Il n’en fallut pas plus pour qu’il se brise en deux. Elle en confia une moitié à Jan et conserva la seconde dans sa poche. Reprenant enfin totalement ses esprits, elle courut chercher les restes du pique-nique. Jan et les métis, malgré leur traumatisme, dévorèrent à belles dents, pendant que Villeneuve s’assurait malignement que Bergeron n’y toucherait pas, même de sa dent de l’œil.
Jan reconduisit ses visiteurs à l’auto, un faible sourire aux lèvres.
– Je peux, Jan, te trouver une autre ferme...
– Merci, mon père. J’ai une entente avec Bergeron, sans compter que le blé est prêt à être coupé. Je serais incapable de penser que le blé pourrit parce que je suis parti. Non, merci. Peut-être une autre fois.
Élisabeth lui tenait la main comme s’il avait été un tout petit garçon. Philippe et Grégoire montèrent dans la voiture, ravis d’avoir eu une si belle journée.
–
Wow!
Attends, Jan, qu’on raconte tout ça à mon père et à ma mère.
– Oui,
wow!
– Attends qu’on leur dise qu’on a vu un mort et des blessés, et un coroner, et qu’on a soigné des métis!
– Oui, attends qu’on leur dise!
– Attends qu’on leur dise que les armoires sont vides puis que tu crèves de faim!
– Oui, que tu crèves de faim!
– Ça suffit!
Villeneuve venait de perdre patience. Les enfants claquèrent la porte et s’écrasèrent sur la banquette. Le prêtre ne cessa de maugréer et de marmonner jusqu’à ce qu’il s’assoie derrière le volant et appuie sur le contact.
– Des innocents, des innocents. Il y a toujours des limites à être innocent! Il ne faut quand même pas pousser l’innocence trop loin. «Bienheureux les innocents...» peut-être, mais il ne faudrait quand même pas que les innocents...
Il klaxonna et regretta aussitôt son empressement, voyant qu’Élisabeth et Jan étaient toujours en grande conversation. Il s’excusa de la main et les encouragea à continuer leur discussion. Jan embrassa finalement la main de sa sœur et Élisabeth monta dans l’auto. Villeneuve embraya en marche arrière, faisant grincer la transmission. Élisabeth vit Jan se frotter le front de la paume de la main. Quand Villeneuve recula, Élisabeth, ébranlée, inquiète et attristée, regarda son frère se prendre la tête à deux mains comme si elle venait tout juste d’être frappée par la foudre et qu’il en retenait désespérément les éclats.
41
Le mois d’octobre achevait d’écheveler les arbres et de sécher les dernières repousses de gazon. Élisabeth poussa la porte de l’épicerie dont la clochette tinta, et elle entra à la hâte. Elle rougit en apercevant le jeune homme qui ne cessait, depuis des mois, de se retrouver sur son chemin. Lui-même l’aperçut et retarda le moment où il prendrait son sac de provisions, pour l’attendre, elle le sentit bien. Elle se hâta de choisir le pain dont M me Dussault avait besoin pour le repas de midi et se dirigea rapidement vers la caisse enregistreuse, le porte-monnaie déjà en main.
– Est-ce que nous nous sommes déjà rencontrés?
Le jeune homme au teint soudain de coquelicot et à la voix agréable la regardait avec timidité et Élisabeth fut tout étonnée de voir qu’elle-même souriait.
– Non.
Elle se retourna pour payer et s’empressa de faire un salut rapide avant de ressortir du magasin. Le jeune homme la rattrapa et la força à ralentir.
– Vous êtes d’où?
Élisabeth aurait voulu disparaître. Depuis son arrivée au Canada, elle n’avait adressé la parole à aucun jeune homme sauf aux deux métis de Saint-Adolphe et à d’occasionnels patients du docteur Dussault. Elle venait de fêter son vingt et unième anniversaire et essayaitde se raisonner en se disant qu’elle n’avait plus à être effarouchée, même si sa timidité et le souvenir de son chagrin lui faisaient
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