Même les oiseaux se sont tus
violon.
Jerzy avait pâli et Anna eut peur. Elle se tourna vers sa mère, le regard inquiet. M me Jaworska fit quelques pas pour faire redémarrer le cortège mais Jerzy ne bougeait toujours pas. Il était suspendu au front et au coup d’archet de la violoniste. Puis, comme s’il avait été frappé par la foudre, il prit la main d’Anna et se mit à courir en criant le nom de sa sœur. Élisabeth s’arrêta net et Jan se leva pour voir qui, dans cette église, commettait presque un sacrilège. Jerzy arrêta sa course et cria le nom de son frère. Anna crut que son mari venait d’être atteint d’une crise de folie tandis que Villeneuve s’agenouilla pour remercier le Créateur d’avoir fait l’impossible pour le garder dans son ministère. Jerzy arriva enfin en haut de l’escalier, essoufflé, fit une profonde respiration pour s’assurer de ne pas s’évanouir, puis, sans laisser la main d’Anna, avança lentement vers les deux spectres aussi livides et frémissants que lui.
– Élisabeth, Jan… Vous me reconnaissez?
À peine avait-il terminé sa phrase qu’il dut, aidé de son frère, retenir Élisabeth qui venait de perdre conscience.
Cinquième temps
1949-1950
45
Les champs de mai réclamaient leur pitance. Jan et Jerzy quittèrent tôt, chacun transportant des piquets et des cordes ainsi qu’un immense seau rempli de morceaux de pommes de terre germées. Jan marchait devant, ayant pris l’habitude de ne plus attendre Jerzy. Au début, il n’avait su comment réagir à l’infirmité de son frère. Maintenant, la douleur de Jerzy ne lui faisait plus mal.
Depuis qu’il avait retrouvé Jerzy, Jan parlait souvent de la guerre, mais très peu de Saint-Adolphe. Son séjour dans ce village était une période de sa vie qu’il voulait effacer de sa mémoire, à défaut de pouvoir en faire disparaître les balafres sur son corps.
– C’est ici que je veux mettre les pommes de terre. Qu’est-ce que tu en penses?
Jan savait qu’il ne pouvait en penser beaucoup, Jerzy ayant déjà préparé le plan des jardins bien avant la fonte des neiges et bien avant qu’il ne devienne son employé. Jerzy avait insisté pour le payer et Jan avait accepté. Il n’avait jamais cessé de faire parvenir ses économies à Élisabeth pour qu’elle les dépose dans son compte à la banque. Il était déjà allé à sa succursale, à l’angle des rues Provencher et Aulneau, uniquement pour voir les lieux qui protégeaient sonargent et la tête des gens qui, sans le connaître, lui versaient des intérêts.
Jan laissa tomber un piquet que Jerzy planta. Il se dirigea ensuite vers la rive de la Rouge, tenant le second piquet comme une bobine de fil qui se déroulait à la vitesse de sa marche. Il se retourna et obéit aux gestes de Jerzy, se déplaçant à gauche, se déplaçant à droite, jusqu’à ce que son frère lui fasse comprendre qu’il était au bon endroit. Il fixa son piquet, revint vers son frère et recommença le manège aussi longtemps qu’il le fallut pour rayer de cordages tout le champ.
– Quels beaux semis de cordes de lin!
Jerzy, comme d’habitude, se faisait rire lui-même.
– Tu te rends compte de la récolte que tu vas avoir ici?
– Tu parles d’une récolte de cordelettes ou d’une récolte de pommes de terre?
Jan haussa les épaules. Parfois son frère manquait du plus élémentaire sérieux.
– Tu vas certainement avoir besoin d’aide. Penses-tu que tes beaux-frères vont venir?
– Je l’espère. Mais Anna me dit que son père faisait ça tout seul.
– Se pendre avec ses cordelettes?
Jan sourit, heureux, presque étonné de sa repartie.
– Oui, le pauvre homme. Et moi, j’ai pris un lot de plus.
– Tu ne pourras vraiment pas te rater.
– Tu serais surpris. J’ai énormément de ressort, même sur une seule jambe.
Les frères se dévisagèrent, l’un et l’autre ravis de l’absurdité de la conversation. Jerzy se tut, déposa la dernière paire de piquets non utilisés, s’approcha deJan et le serra dans ses bras. Mal à l’aise, Jan ne sut que faire de l’étreinte. Jerzy lui faisait penser à leur mère. Il caressait toujours Anna comme sa mère avait caressé leur père. Il recherchait sans cesse le contact avec les siens comme Zofia l’avait fait avec eux.
– Jan, jamais je n’aurais pensé être aussi heureux. Jamais je n’aurais pensé que mon petit frère plongerait ses mains dans ma terre.
Jerzy laissa tomber les bras et concentra
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