Même les oiseaux se sont tus
fraction de seconde et se rendormit.
– Qu’est-ce qu’il y a, Jan?
– Ce Fred est en bas et il ne monte pas se coucher. Qu’est-ce qu’on fait?
Jerzy ferma les yeux pour réfléchir, puis décida de se lever. Il enfila une chemise, prit son paquet de cigarettes qu’il glissa dans une poche de poitrine et sortit derrière Jan, sans faire de bruit.
– Va te coucher, Jan. Je descends.
– Pas question. Tu descends, je descends.
Jerzy ne discuta pas, trouvant l’endroit mal choisi. Ils s’engagèrent dans l’escalier, Jan toujours devant. À peine étaient-ils entrés dans le salon qu’une forme noire bondit derrière Jerzy, le prit à la gorge et le menaça d’un couteau sur la joue. Jan crut vivre un mauvais cauchemar lorsqu’il vit la figure de Fred noircie, comme s’il avait été un soldat en patrouille de nuit. Jerzy demeura immobile durant quelques secondes, puis, son sang-froid reprenant les veines d’assaut, il effectua trois brusques mouvements et désarma Fred. Jan allait se précipiter à sa rescousse lorsqu’il entendit un rire étouffé. Fred avait le fou rire. Jan et Jerzy laissèrent tomber les bras.
– Je le savais: il n’y avait qu’un soldat pour m’assommer comme je l’ai été.
Jerzy le regardait, ne sachant trop s’il assistait à une soudaine crise de folie ou si lui-même avait la berlue.
– Il faut bien être un Polak pour avoir accepté de venir ici.
Fred se dirigea à tâtons vers un fauteuil. Jerzy s’assit à son tour et offrit une cigarette à son hôte qui, cette fois, l’accepta. Aucun des trois hommes ne parla pendant tout le temps que les petites flammes rouges sepromenèrent des bouches aux cendriers. Fred éteignit son mégot et alluma une lampe. Jerzy sourit de son maquillage sommaire.
– C’est de la cendre de poêle.
Fred se dirigea vers la pompe de la cuisine pour s’y débarbouiller. Jan et Jerzy se regardèrent, complètement déroutés par ce qui se passait. Ce Fred était sûrement fou. Il revint en s’essuyant avec une serviette.
– Est-ce que la dame qui était avec vous a eu peur, l’autre fois?
Jerzy ne broncha pas. Jan observait son frère, certain qu’il avait dû être un soldat exceptionnel.
– Qu’est-ce que tu en penses?
Fred ne cilla pas devant la question.
– Je n’en pense pas grand-chose. Tout ce que je sais, c’est que la bière et nous, ça a fait tout un molotov. Elle a été chanceuse de vous avoir.
Fred lança sa serviette.
– J’ai été dans les
Winnipeg Grenadiers
.
Jerzy regarda la main que lui tendait Fred et fut incapable de la serrer. Il était certain que Jan demeurait derrière sa chaise, prêt à bondir.
– Deuxième corps d’armée polonais, sous commandement anglais.
– Est-ce là que tu as été blessé?
– Oui.
– Où?
– À la hanche, à la cuisse, au genou, au mollet...
– ... alouette!
Fred l’avait interrompu. Jerzy sourit.
–
Damned
Polak! Vous déconnez toujours. Où? À la bataille de Bologne?
– Non. À la bataille de Bologne, ça faisait presque un an que j’étais à l’hôpital, à Londres. Mes reliques...
– Reliques...?
– Mes morceaux, je les ai laissés au mont Cassin, en Italie.
– Les miens sont à Hong-kong. Au bout d’une baïonnette de Jap.
Jan n’en crut pas ses oreilles. Pour la première fois, il eut droit à la totalité des récits de guerre de son frère. Jerzy n’avait jamais parlé de sa fuite en Russie.
Fred et Jerzy parlèrent pendant des heures, se racontant les sons et les vibrations des bombardements, et la peur, et l’odeur de chair roussie, et l’odeur de chair gangrenée, et l’odeur de mort. Jan n’osa pas les interrompre même si chaque histoire se superposait parfaitement à ses souvenirs. La nuit passa, le temps ne se comptant plus dans un sablier mais dans un cendrier. Fred regarda enfin l’heure, se leva et se dirigea vers la patère de la cuisine.
– Les vaches m’attendent.
– J’ai mis les miennes en pension pour qu’elles ne se noient pas.
Jerzy enfila son manteau et se tourna vers Jan pour lui dire qu’il allait vérifier s’il n’avait pas perdu la main.
49
Lorsque Anna rentra chez elle, elle éclata en sanglots. Le plancher de la cuisine avait gonflé et fait craquer le prélart. Il était jonché de détritus malodorants: brindilles de bois, boîtes de conserve rouillées, pelures d’orange, grains de maïs, corps de mulots noyés. Même le dessus de la table avait des cernes noirs.
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