Même les oiseaux se sont tus
l’assoupissement. Étienne accepta de souper avec eux, mais resta silencieux une bonne partie du repas, Jerzy ayant réussi à semer le doute quant au retour de sa fiancée.
– Mais qu’est-ce qui pourrait bien l’attirer à Montréal? Nous avons fait des projets. Nous avons même dessiné la maison de nos rêves.
Il se tut longuement pendant que Jerzy jetait un coup d’œil entendu à Anna.
– En crépi blanc. Nous l’avons imaginée en crépi blanc.
– Si vous partez pour Ottawa, il faudra changer de modèle, parce qu’à mon avis il n’y a aucune ressemblance entre les maisons de Saint-Boniface et celles d’Ottawa, si je me fie à ce que j’ai vu à Toronto.
Étienne fit un petit sourire de désillusion pas trop blessante et décida de partir. Jerzy et Anna l’escortèrent jusqu’à son automobile. Jerzy lui serra fortement la main avant de lui tapoter une épaule. Anna lui fit une bise sur la joue.
– De toute façon, on va attendre qu’elle arrive pour discuter de tout ça.
– Si elle arrive.
Anna pinça le bras de Jerzy devant le regard assombri d’Étienne. Aussitôt que les feux rouges eurent disparu, Anna explosa.
– Jerzy Pawulski! Si toi tu crains que ta sœur ne revienne pas, tu n’as pas le droit d’inquiéter Étienne.
– Je n’ai pas peur qu’elle ne revienne pas, Anna. Je sais qu’elle ne reviendra pas.
– C’est à Hollywood que tu devrais travailler, Jerzy. Tu passes ton temps à inventer des scénarios tristes.
– Non, Anna. J’ai la plus extraordinaire femme du monde et le plus beau bébé blond. Il n’y a rien de triste là-dedans.
– Oui, Jerzy. Ce n’est pas à moi qu’il faut mentir. Je sais, moi, que tu dors mal la nuit. Depuis que Jan a fait son bagage et a quitté la maison, depuis que tu as décidé de ne pas lui téléphoner et de ne pas aller le saluer à la gare, tu dors mal. Moi, je le sais.
– Si tu sais tant de choses, Anna, est-ce que tu sais que moi je me demande si je veux encore avoir Jan pour frère?
Jerzy, chemise blanche, cravate et habit brun, marchait dans les champs, faisant ballotter son étui à violon comme un enfant un toutou en peluche. Sa sœur devait rentrer dans vingt jours et il se demandait comment il avait été capable, pendant ces huit années d’absence, de vivre sans son frère et sa sœur. S’il avait hâte de la revoir, il craignait de montrer un peu trop d’intérêt lorsqu’elle parlerait de Jan. Il décida donc que, chaque fois qu’elle le ferait, il se retirerait; pour faire savoir son désintéressement, certes, mais aussi pour ne pas faiblir dans sa rancune qu’il sentait diminuer, cequ’il n’avouerait jamais. Son frère avait assombri ses horizons et il lui en voudrait toujours.
Absorbé dans ses pensées, ou trop habitué au son, Jerzy n’entendit pas le concert que faisaient des milliers de sauterelles. Il n’avait même pas remarqué qu’il en avait écrasé sur le perron de sa porte, pas plus qu’il ne voyait celles qui se servaient de lui comme d’un tremplin.
Il sortit son instrument et l’accorda après avoir bandé les crins de l’archet. Une sauterelle aboutit sur le manche de l’instrument et une deuxième sur sa joue. Il les chassa toutes les deux mais cinq autres insectes lui sautèrent dessus avant de bondir dans les champs et d’être remplacés par d’autres encore. Jerzy tint son violon par le manche, attentif tout à coup au perpétuel mouvement autour de lui. Les champs étaient infestés de sauterelles! Il en avait bien vu plusieurs depuis quelques jours, mais jamais il n’avait pensé que leur nombre irait en augmentant de façon aussi démesurée. Il les voyait bondir et voler, chantant leur assaut. C’est tout juste s’il ne les entendait pas croquer dans les laitues et les choux. Il n’eut plus envie de jouer. Il rangea son violon après avoir tourné l’étui pour en faire tomber les intruses. Une sauterelle profita de ces quelques secondes pour pénétrer dans l’instrument. Jerzy l’entendait bondir pour essayer de sortir de sa prison, mais il ne put rien faire. Il rangea le violon et se dirigea rapidement vers la maison. Il croisa quelques-unes de ses poules qui semblaient suivre les visiteuses. Les sauterelles faisaient des centaines de petits flocs en retombant sur le perron. Cette fois-ci, Jerzy entendit qu’il en écrasait à chaque pas.
– Je ne comprends pas. Pourtant personne, ce matin à la messe, n’a parlé de sauterelles. Il y en a
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