Même les oiseaux se sont tus
des milliers! Peut-être même des centaines de milliers!
Anna le regarda ouvrir son étui et sortir le violon pour le poser sur le guéridon. Elle aussi entendit le combat que menait désespérément la sauterelle emprisonnée.
Jerzy ouvrit la radio, certain qu’un phénomène aussi important avait retenu l’attention des autorités. Il ne se trompait pas. La voix d’Étienne annonçait que les coopératives recevraient d’énormes quantités de pesticide pour tenter d’enrayer le fléau et de sauver les récoltes qui, cette année, s’annonçaient abondantes.
Jerzy monta se changer et partit en camionnette. Plusieurs cultivateurs avaient certainement entendu la radio. Jerzy les apercevait, en grappe devant la porte de la Coop, ne doutant pas un instant qu’on ouvrirait, même si on était un dimanche. Jerzy immobilisa son camion et se mêla aux autres.
– Des vrais bombardiers! Chez nous, il doit y en avoir des millions!
– Les enfants essaient de les attraper, croyant que ce sont des papillons. J’ai juste eu le temps d’empêcher mon petit de deux ans d’en manger une...
– Moi, je n’ai pas un grand terrain et je suis prêt à faire partie de la corvée.
– Mon fils est entré un peu tard et peut-être un peu ivre hier soir, et il a laissé la porte de la cuisine ouverte...
– Oh non!
– Oh oui! La maison est pleine!
– Alors, on va commencer par chez vous.
– Oui, mais les pesticides, c’est en poudre. Pas question que je commence à poudrer l’intérieur de la maison.
– Moi, je proposerais qu’on conduise les enfants chez vous avec des bocaux et qu’on leur donne un sou pour cinq sauterelles.
– Bonne idée, mais pas plus de dix enfants, parce qu’autrement ça va être une autre sorte d’invasion...
– Ta femme pourrait superviser ces travaux-là et ta maison va être nettoyée rapidement, à condition que ton gars cesse de sortir le soir...
Les hommes purent rire malgré leur moral qui commençait à être écorché.
Jerzy passa son dimanche et son lundi à répandre la poudre blanche. Un vent chaud soufflait juste assez pour être agaçant, et Jerzy, comme tous les autres hommes, se mit un foulard sur la figure et baissa son chapeau jusqu’à la ligne des sourcils. Ils essayèrent de rire de leur allure de cow-boys. Quand il rentra à la maison, il était blanc, comme s’il avait été chaulé.
– Je parie que tu avais l’air de ça à Londres, quand tu travaillais à la reconstruction.
Jerzy alla se planter devant un miroir.
– Absolument, mais, cette fois, je ne suis plus la statue du
Polonais en exil qui se construit une patrie
, mais bien celle du
Polonais en exil travaillant à l’holocauste de la sauterelle
.
Lui et Anna éclatèrent de rire mais s’arrêtèrent rapidement en voyant Stanislas vomir. Anna entreprit immédiatement de le laver et lui fit boire une eau bouillie pour tenter de le soigner de son indigestion.
L’opération pesticide fut une réussite totale. Les sauterelles étaient mortes et les quelques rares survivantes n’arrivaient plus à voler. Elles étaient figées sur le sol, manifestant des soubresauts de vie par des spasmes de leurs pattes arrière. Jerzy les regardait agoniser et ne pouvait s’empêcher de penser à la cruauté de la nature, qui le forçait parfois à devenir un prédateur sans scrupules. Il sentit tout à coup son estomac se révolter et, en plein champ, se mit à vomir. Dès qu’il se fut vidé, il s’essuya la bouche avec un mouchoir propre et rentra dans la maison pour y trouver Anna aussi mal en point que lui.
– Une vraie épidémie!
Ils passèrent la journée au lit et se levèrent le lendemain complètement ragaillardis. Jerzy, passant près du guéridon, entendit la sauterelle continuer son combat à l’intérieur du violon. Il se dirigea vers ses bâtiments pour traire les vaches tandis qu’Anna alla au poulailler chercher les œufs. Jerzy l’entendit l’appeler à son secours. Il s’empressa de la rejoindre et ne mit pas longtemps à comprendre la signification de son cri. Des cadavres de poules jonchaient le terrain. Jerzy regarda ses pondeuses et sentit une vague de désespoir l’envahir. Il avait enduré l’inondation, la grêle, les sauterelles. Mais de voir ses poules mortes sans raison apparente le mit hors de lui. Anna, qui le connaissait bien, ferma les yeux. Elle entendait qu’il avait le souffle de la souffrance. Le souffle court, hachuré, sans profondeur.
–
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