Même les oiseaux se sont tus
se leva et passa à la salle de toilette avant de sortir. Jerzy le suivit, appelant Anna à deux reprises pour qu’elle vienne le saluer. Elle demeura dans la maison, lavant bruyamment la vaisselle. Villeneuve ouvrit la portière de l’auto et lança son chapeau sur la banquette avant, à la place du passager.
– Je pense qu’Anna est fâchée, Jerzy.
Jerzy haussa les épaules et prit un air insignifiant, en feignant ne n’avoir pas remarqué les humeurs de sa femme.
– Contre moi.
– Contre vous?
– Oui, contre moi. Parce que je suis un lâche, et que j’aurais dû te parler de Caïn et Abel.
– Je vous en prie. J’ai droit à…
– Tu as le droit de faire ce que tu veux, Jerzy. Ton frère aussi.
– Mon frère a fini d’assassiner ma famille. C’est ce qu’il a fait, mon frère.
– Ton frère, d’après ce que j’ai compris, est parti à la conquête de son rêve.
– Vous lui avez parlé?
– Pas dernièrement. Jan a beaucoup souffert, Jerzy. Plus que tu ne peux l’imaginer.
Jerzy regarda Villeneuve en face, la bouche fermée sur des dents visiblement serrées.
– La souffrance de Jan ne l’excuse pas de faire souffrir les autres. Il a abandonné son filleul, a fait rompre les fiançailles de sa sœur, m’a forcé à…
Jerzy se tut. Il n’avait pas envie de justifier son courroux. Son cœur craquait encore de douleur chaque fois qu’il repensait au départ de son frère.
– Va le voir.
– Jamais. Je l’attends.
– Pour lui fermer la porte au nez?
– Non. C’est quand même pas mal, non?
– C’est mal, Jerzy. C’est mal.
Villeneuve quitta Jerzy en le saluant tristement de la main. Il le regarda dans le rétroviseur et eut peur pour cet homme si bon auquel les feux arrière de la voiture donnaient un air cramoisi. Il s’empressa d’enlever son pied du frein pour estomper la violence des ombres rouges.
58
– Et tu penses que je vais pouvoir jouer?
– Bien sûr. Si mon frère se marie cette année, comme il l’espère, je vais certainement jouer moi aussi. C’est une espèce de tradition familiale. Tu sais que Jan jouait très bien du violon jusqu’à ce qu’il se blesse aux mains?
– Aussi bien que toi?
– Ça, je ne peux pas le dire. Je pense qu’il était un peu moins patient que moi. Mais il avait un coup d’archet extraordinaire, en plus d’une belle attaque… Peut-être qu’il jouait mieux que moi. Maman aurait pu te le dire.
Florence était debout dans le salon, balançant doucement son violon au bout de son bras.
– Je trouve que c’est bon de l’aérer un peu quand je le sors de son étui. Pauvre petit violon! Des fois, j’ai peur qu’il étouffe.
– Mais non, Florence. C’est dans son étui qu’il se repose. C’est son lit.
Florence prit un air sérieux et ne parla plus. Elle appuya son menton sur l’instrument et commença à jouer sous les yeux émerveillés et toujours incrédules d’Élisabeth qui faisait une prière silencieuse au début de chaque leçon pour inviter sa mère à ses côtés. Florence acceptait chaque commentaire, chaque instruction avecla sagesse d’une personne qui vise la perfection et qui ne recule devant rien.
La leçon se termina trop vite, comme toujours, et Florence essaya de convaincre Élisabeth de continuer «encore cinq minutes», comme toujours aussi. Elle rangea son violon en lui souhaitant bonne nuit, détendit son archet et ferma l’étui. Depuis son arrivée, elle affichait un air songeur qui n’avait pas échappé à Élisabeth. Celle-ci ne posa pas de questions, sachant que la petite parlerait. Elle ne fut donc pas surprise de l’entendre finalement se confier.
– À part ta maman, est-ce que tu connais beaucoup de personnes qui sont mortes, toi?
Élisabeth ne répondit pas, trop interloquée par la question. Sans attendre sa réponse, Florence continua.
– Moi, oui. Mon grand-père, mon père et une petite fille de mon école, aujourd’hui. Mais je n’ai jamais vu de mort. J’étais trop petite. Toi, tu en as vu?
– Oui.
– Dans des cercueils?
Élisabeth réfléchit quelques secondes avant de dire que non. Elle ne précisa pas que tous les morts qu’elle avait connus avaient probablement été laissés sans sépulture.
– Je vais aller demain au salon des morts avec ma classe pour voir la petite fille de mon école.
Élisabeth s’était approchée de Florence mais se sentait incapable de la prendre dans ses bras pour la rassurer.
– Je n’ai pas de peine
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