Même les oiseaux se sont tus
la prier de la sorte, pensait-il, parce que la Rouge avait l’air assagie et conciliante. Si ellefrôlait les berges d’un peu près, elle ne les noyait pas, semblant avoir perdu ses instincts meurtriers. Jerzy s’installa à son point d’observation favori, celui d’où il avait repêché la couronne de fleurs et de feuilles tressées qu’Anna lui avait envoyée pour lui demander de l’épouser, celui aussi d’où il avait regardé la rivière se vomir.
Il se tourna, observa les clôtures quadrillant ses potagers et se demanda s’il ne devait pas essayer d’acheter plus de terre pour augmenter sa production et gâter Anna davantage. Sa promesse de rentrer en Pologne pâlissait au fil des jours, même si, depuis le début de l’année, il ne se sentait qu’en exil dans ce pays. Seul l’amour d’Anna lui donnait un toit. Il pensa alors à son fils qui trottait partout, tirant fièrement sa petite abeille, et il respira profondément, fier de voir la vie de Zofia et de Tomasz se dandiner sur les jambes de Stanislas.
Tout à ses pensées, Jerzy revint vers la maison et s’arrêta pour l’examiner. Il eut envie de la rajeunir un peu, d’y installer une salle de bains à l’étage avec une jolie robinetterie, sacrifiant pour ce faire la petite chambre à coucher – celle qu’avait occupée Jan – et conservant les trois autres. Ce rêve se transformant rapidement en projet, Jerzy pensa qu’il pourrait aussi acheter une automobile. Depuis qu’il était à Saint-Norbert, il se baladait dans la vieille voiture de son beau-père, une machine si bruyante que le klaxon était inutile. Elle avait bourlingué sur plus de cent cinquante mille milles et il passait son temps à la réparer. Il était certain qu’Anna serait contente de rouler dans un véhicule d’une autre couleur que gris éteint.Elle s’amuserait certainement à faire tinter la clef de contact contre un porte-clefs à chaînette.
Jerzy approchait de la maison lorsqu’il prit la décision d’accepter l’offre de son voisin et d’acheter un autre lopin de terre, pour que toutes ses ambitions prennent forme, mais surtout pour être en mesure de laisser un meilleur héritage aux siens si jamais l’avenir le gardait emprisonné dans les plaines. S’il se sentait banni de son pays, il commençait néanmoins à envisager de construire dans ce bagne une cellule de plus en plus douillette.
Le ciel du début de mars était d’un bleu presque lavande et Jerzy eut l’impression qu’il rendait la neige encore plus blanche. Il vit Anna sortir en tenant Stanislas par la main, celui-ci tout empêtré dans son habit de neige et très préoccupé aussi par ses bottes qui avançaient l’une devant l’autre. Stanislas aperçut son père et se mit à piailler, ballottant ses bras comme un oisillon essayant de prendre son envol.
– Pour Pâques, Anna, j’ai pensé te donner un jour de congé et emmener Stanislas à Winnipeg. Je lui ferais faire le tour de la ville en autobus.
– Il est tellement petit, Jerzy. Penses-tu qu’il va s’en souvenir?
– Absolument pas. Moi, par contre, je dirai que je ne vais rien oublier.
Jerzy avait ricané. Anna se tut. Il avait l’air si heureux de sa proposition qu’elle n’eut pas le courage de lui dire qu’elle n’avait qu’une envie: demeurer sagement à la maison avec lui et leur fils et fouiner partout pour trouver les œufs en chocolat comme elle avait appris à le faire chez ses amis quand elle était enfant. Jerzysouleva Stanislas qui venait de s’accrocher à lui en bondissant sur ses petites jambes comme s’il voulait escalader son père.
– Il vient de me dire que c’est ce qu’il a envie de faire.
Anna sourit devant la pieuse invention et reconnut que jamais Jerzy n’avait été seul avec son fils.
Le dimanche de Pâques, Jerzy et Stanislas quittèrent Saint-Norbert immédiatement après la messe, durant laquelle Stanislas avait dormi profondément. Jerzy stationna près de la gare, à Winnipeg, et sauta dans le premier autobus qui passa. Stanislas, debout sur la banquette arrière, grignotait des carottes en bavant et en riant. Ils roulèrent pendant près d’une heure et, voyant que Stanislas commençait à s’impatienter, Jerzy descendit devant l’édifice de l’Assemblée législative pour que Stanislas puisse se dégourdir les jambes. Il s’accroupit près de lui et lui désigna le monument du
Golden Boy
, véritable girouette perchée au faîte de la coupole.
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