Même les oiseaux se sont tus
même
Herr
Schneider.
– Je n’ai pas dit au revoir à
Herr
Schneider!
– Ce n’est pas grave. Nous allons le revoir bientôt.
– Je veux dire au revoir à
Herr
Schneider.
Élisabeth consulta Jan des yeux. Il haussa les épaules. Elle décida donc qu’Adam serait effectivement mieux avec leurs parents.
– Adam, tu es vraiment impossible. Retourne à la maison. Mais ne cours pas.
– Je ne veux pas marcher tout seul.
– Ah! Adam! Ce que tu es poison quand tu veux! Tu sais très bien où est la maison.
Adam lui fit une grimace et partit enfin au pas de course, au grand désespoir de sa sœur. Jan et Élisabeth continuèrent leur chemin. Ils virent une automobile de la Gestapo tourner et se diriger vers la rue Nicolas. Ils ralentirent, pour ne pas attirer les regards. Une autre automobile et une camionnette suivirent. Ils s’immobilisèrent sous l’effet de la peur. Une rafle, encore une rafle.
– Ils doivent se diriger vers le marché.
Ils se regardèrent et comprirent. Rebroussant chemin, ils aperçurent Adam un peu devant eux. Élisabeth commença à courir, suivie de Jan, alourdi par le bagage.
– Je veux crier, Jan.
– Non, ne crie pas.
Ils continuèrent à courir et arrivèrent à l’intersection, à deux portes de leur maison. Les véhicules étaient devant celle-ci, sans passagers.
– Adam vient d’entrer.
– Ne bouge pas, Élisabeth. N’y va pas.
– Mais, Jan, si c’est une rafle, Adam…
Elle partit au galop et entra dans le hall. Jan la rejoignit au moment où elle s’apprêtait à monter l’escalier. Il lui agrippa le bras et l’entraîna vers l’arrière. Ils se ruèrent dans la cour sans voir, à l’angle de la rue Sainte-Croix, arriver la voiture de Schneider. Jan se jeta par terre dans le coin qui était le moins visible de la maison et tira Élisabeth contre lui. Il se hâta de la bâillonner de la main. Ils entendirent des pas dans l’escalier puis des voix allemandes. Par-dessus ce murmure, un cri de Tomasz qui suppliait de ne pas toucher à sa femme. Ce fut suivi d’un hurlement de Zofia qui venait, déduirent-ils, de voir Adam sur le palier.
– Adam! Oh non!
– Maman, maman!
Des bruits de bousculade et de protestation descendirent, puis s’éloignèrent jusqu’à leur parvenir de la rue. Élisabeth hurlait dans le cou de Jan qui l’étouffait presque en augmentant la pression de la main sur sa bouche. Un craquement résonna dans la rue.
– Non! Pas ma femme, pas mon f…
– Adam,
Heil
Hitler,
Heil
Hit…
Ils entendirent les mitraillettes fendre l’air. Même les oiseaux de la rue se turent. Les mitraillettes crépitèrent encore une fois et Élisabeth sursauta à plusieurs reprises comme si elle avait été touchée. Mais seule son âme avait été atteinte. Elle et Jan ne bougèrent pas pendant ce qui leur parut être des heures. Ils entendirentdémarrer les automobiles, puis la camionnette, mais restèrent encore immobiles. La rue n’était plus habitée que par le froid, les cris et les pleurs des voisins. Jan et Élisabeth se levèrent avec peine et, abasourdis, entrèrent dans la maison. Jan réagit le premier.
– Monte vite, Élisabeth, nous n’avons pas beaucoup de temps. Ramasse tout ce que tu peux.
Il courut vers la rue et vit fondre la neige sous le sang chaud. Les Allemands avaient enlevé les corps, mais n’avaient rien nettoyé. Il eut un haut-le-cœur et, une main sur la bouche pour taire son dégoût, s’approcha du lieu de l’exécution. Il aperçut un morceau de broche et se pencha pour le ramasser. Les lunettes de son père étaient couvertes de neige et de sang. Jan les essuya, faisant de grands efforts pour ne pas regarder un petit morceau de cervelle. En vomissant enfin de toutes ses tripes, Jan se demanda en pleurant quelle avait été la dernière pensée de ce cerveau.
Troisième temps
1945-1947
25
La fuite de Cracovie s’était faite à la vitesse d’un mauvais rêve. Jan avait rejoint Élisabeth et ils avaient ajouté deux sacs de vêtements chauds aux provisions du matin. Ils s’étaient âprement disputés à savoir s’ils devaient ou non emporter les violons. Jan avait dit qu’ils ne pouvaient se permettre de traîner tout ce bagage. Élisabeth, elle, les voulait tous. Jan avait pensé, en enveloppant tendrement les lunettes de son père dans un mouchoir râpé, qu’elles seraient le seul lien qu’ils conserveraient avec leur passé. Mais Élisabeth avait bercé le violon de sa mère avec
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