Même les oiseaux se sont tus
source intarissable. Depuis la mort de leur famille, Jan se sentait responsable de sa sœur aînée et avait juré que plus personne ne lui ferait de mal, dût-il tuer pour la protéger.
La fin de février les soulagea peu. La traversée des Carpates était éprouvante, l’ascension des montagnes, un véritable calvaire. Ils marchaient dans une neige qui les ralentissait et les glaçait. Les branches se changeaient en fouets ou en lames acérées, leur mangeant les chairs partout où elles frappaient. Leurs mollets, quoique protégés par tout ce qu’ils avaient pu décrocher des cordes à linge, étaient meurtris. Leurs muscles, travaillant à les garder en équilibre, contestaient parfois le mauvais traitement qui leur était infligé en cessant de fonctionner le temps de crampes paralysantes. Jan regardait sa sœur forcer, suer, souffrir pour le suivre. Il tentait toujours de la rasséréner. Le pire de ce mois fut la faim, qu’ils ne parvenaient pas encore à apprivoiser. Jan en devenait tellement enragé qu’Élisabeth apprit rapidement à fermer les yeux sur les vols qu’il faisait dans les fermes et les chaumières qui avaient le malheur d’être sur leur passage. Ils n’eurent que deux fois la chance de pouvoir pénétrer dans de petites églises de bois dont on avait laissé les portes ouvertes. Ils en profitèrent pour changer de vêtements, ne sachant plus comment s’attifer pour dissimuler vêtements effilochés sous vêtements troués.
Si mars fut accompagné de chaleur, il apportait aussi quelques petits animaux non aguerris contre les prédateurs qu’ils étaient devenus. Deux prédateurs émaciés qui ressemblaient à des squelettes chevelus. Jan et Élisabeth se demandaient quand prendrait fin cette marche. Ils ne parlaient presque plus du drame de janvier, qui semblait enfoui dans les profondeurs de leur souvenir. Si Élisabeth faisait moins de cauchemars, elle avait tenté de ne plus prononcer le nom d’Adam. La simple idée qu’il aurait dû être avec eux la torturait. Elle était certaine que son impatience avait assassiné son frère.
– Moi, je ne pense pas, Élisabeth. Il était si petit qu’il serait déjà mort s’il avait été avec nous. Il n’aurait jamais pu perdre autant de poids que nous.
Quand le mois d’avril se pointa, Jan réussit à voler une poule qu’il était à vider lorsqu’il en sortit un œuf tout mou. Il hésita avant de décider de le laisser durcir et fit quand même rôtir la poule avec une joie exubérante pour souligner l’arrivée de ses seize ans.
La nuit avait été exceptionnellement calme. Élisabeth et Jan n’avaient rencontré personne et leurs nerfs avaient pu se reposer un peu. À l’aube, ils avaient trouvé une charmante rivière. Ils s’y trempèrent les pieds avec ravissement. La douleur, parfois, devenait supportable.
– J’aime mieux que l’eau m’arrache les chairs. J’ai l’impression que c’est beaucoup plus facile à endurer.
– C’est parce que l’eau prend le temps de t’engourdir un peu la peau.
– Quelle gentille infirmière elle fait!
Élisabeth décida de ne pas refaire ses bandages immédiatement et se contenta de humer le printemps et de sourire. Elle recommençait à chercher un sens à sa vie hachurée par un lourd destin. Jan la regarda avec ravissement.
– Penses-tu vraiment qu’avril achève, Jan?
– Oui. D’après mes calculs, on serait le 25.
– Tu as un cerveau pour les chiffres.
– Tais-toi! Je ne veux plus…
Il allait dire qu’il ne voulait plus entendre le mot «cerveau».
– Je ne veux pas entendre parler de chiffres. Je suis un artiste, moi!
Élisabeth le regarda, étonnée de l’ampleur de sa saute d’humeur. Ce matin était pourtant leur premier matin aussi ravissant. Ils étaient presque sans peur, avec juste un tintement de frousse dans le ventre pour ne pas endormir leur vigilance. Elle détourna le regard pour fixer l’eau qui l’apaisa au point qu’elle pensa s’endormir.
– Je peux dormir la première?
– Vas-y. Je fais le guet.
Élisabeth ne se fit pas prier et s’endormit, pelotonnée. Jan fut surpris de ne voir aucune larme sur sa joue. Il soupira. Le chagrin de sa sœur avait apparemment commencé à guérir. À eux deux, ils avaient maintenant la certitude qu’ils survivraient à cette guerre qui n’en finissait plus. Il profita de la proximité de l’eau pour laver quelques vêtements et les pansements, qu’il fit sécher à même le sol.
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