Même pas juif
chevaux n’arboraient pas de brassard, mais ils
étaient juifs eux aussi, pour sûr.
C’était un défilé bleu et blanc. O combien différent de la
grande parade des Bottes Noires ! Tellement lent et silencieux, à
peine troublé çà et là par les pleurs d’un bébé. Le
tambourinement d’un millier de Bottes Noires avait laissé place
au frottement de chaussures loqueteuses, le rugissement des
chars au cliquètement métallique des roues des chariots.
Mettant ma main en visière au-dessus de mes yeux, j’ai
demandé à Youri :
— Où ils vont ?
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— Dans le ghetto.
— C’est quoi, le ghetto ?
— Le quartier des damnés.
Si le défilé en lui-même était silencieux, un vrai vacarme
l’accompagnait. Sifflements, hourras, bris de verre. À mesure
que les juifs quittaient leurs appartements, d’autres s’y
précipitaient. Des bagarres éclataient dans les cours
d’immeubles. Des personnes étaient éjectées parles portes. Les
fenêtres du dernier étage s’ouvraient à la volée, les nouveaux
locataires hurlant par-dessus la tête de ceux qui s’en allaient :
« C’est à moi ! »
Moi, je m’intéressais surtout à ce mystérieux ghetto. Je
voulais savoir où il était.
— Rentre avant le couvre-feu.
C’était la seule recommandation que Youri me donnait,
désormais.
J’ai marché avec les juifs. Au début, mon enthousiasme a
pris le dessus. Depuis la grande revue des Bottes Noires, j’avais
rêvé de défiler, moi aussi. Alors, j’ai fanfaronné au rythme de
ma parade imaginaire, dépassant l’un après l’autre les juifs à la
démarche laborieuse, tête haute, bras en balancier, pas de l’oie,
comme si j’avais, en personne, porté de grandes bottes
étincelantes. Si quelqu’un m’a remarqué, je ne m’en suis pas
aperçu. Personne n’a rien dit. Mais mon imagination s’est vite
tarie. J’ai ralenti pour adopter la vitesse des autres.
Je me suis retrouvé au côté d’un garçon de l’âge de Youri. Il
transbahutait un sac gris bosselé et comme rempli de citrouilles.
— Tu connais Youri ? lui ai-je demandé.
Il a continué à regarder droit devant lui.
— Tu connais Youri ? ai-je répété plus fort.
Il n’avait pas l’air de se rendre compte de ma présence. Ça
ne m’a pas arrêté. J’étais bien décidé à discuter.
— Youri est roux. Il est pas juif. (Je faisais toujours très
attention à ne pas vendre la mèche.) Je peux toucher ton
brassard ? (Comme il ne répondait pas, j’ai effleuré le bandeau
blanc et bleu.) Je suis tsigane. Peut-être que, moi aussi, j’aurai
un brassard, un jour.
J’ai tiré une saucisse de ma poche – pour peu que j’en
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déniche une, je la trimballais partout avec moi, histoire de
grignoter pendant la journée. Je la lui ai tendue.
— T’en veux un bout ?
Pour la première fois, il a cillé. La dame qui marchait de
l’autre côté de lui est intervenue :
— Il n’a pas faim. Va-t’en, s’il te plaît.
J’ai trouvé ça plutôt ingrat de sa part, mais j’ai obéi. Je suis
passé de personne en personne, posant mes questions – « Tu
vas au ghetto ?… Tu auras une belle maison, au ghetto ?… » –
sans obtenir de réponse. À tous, j’offrais ma saucisse, mais nul
ne voulait mordre dedans. On ne me voyait pas (du moins, je le
croyais), sauf les renards de quelques dames. Leur minuscules
yeux ronds ne cessaient de me vriller de leur regard noir.
Tout à coup, j’ai aperçu une jument mouchetée.
— Greta ! me suis-je exclamé.
Je me suis précipité vers elle. Quand elle m’a bavé sur la
tête, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’elle.
J’ai entendu des enfants chanter, une voix familière
claironner : « Un ! Deux ! Trois ! Nous irons au bois ! » J’ai
couru.
— Docteur Korczak !
Il chancelé, rieur, quand je me suis écrasé contre lui.
— Docteur Korczak, tu vas au ghetto, toi aussi ?
— Oui. Nous y allons tous.
— C’est chouette, le ghetto ?
— Nous allons le rendre chouette, a-t-il souri.
J’ai marché avec les orphelins. Ils chantaient.
Comme je ne connaissais pas les paroles, je me suis
contenté de brailler les airs. En leur compagnie, j’avais envie
d’être orphelin, moi aussi. Entre chaque chanson résonnaient
les cliquetis et craquements des chariots et des gens. À un
moment, quelqu’un a crié du haut d’une fenêtre : « On en fera
de la pâtée, de ces orphelins ! »
Soudain, j’ai
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