Même pas juif
eux. Aucun n’était
vêtu de haillons. Tous avaient des chaussures. Le docteur
Korczak ouvrait le défilé. Il marchait, raide comme un Bottes
Noires. Il portait un chapeau orné d’une petite plume rouge.
Nous sommes restés là jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Jusqu’à
ce que la chanson s’éteigne.
Rue Libelta.
Rue Walowa.
Rue Gesia.
169
38
Puis le vieil homme est arrivé.
Bizarrement. L’instant d’avant il n’était pas là puis,
brusquement, il était là. Il n’avait même pas de chiffons autour
des pieds. Un de ses yeux avait la couleur du lait et ne cillait
jamais.
— Je suis revenu, a-t-il déclaré.
Nous nous étions rassemblés autour de lui, dans la cour.
— Je suis venu vous dire. Je me suis échappé. Il n’y a pas de
repeuplement.
— Bien sûr que si ! a lancé quelqu’un. Dans des villages à
l’est. Ils nous attendent.
— Il n’y a pas de repeuplement, a répété le vieillard. C’est un
mensonge.
— C’est toi qui mens ! a crié une autre voix.
— Regardez ! a braillé une troisième personne en agitant un
bout de papier. Voilà une carte postale de mon frère. Il dit qu’il
va bien. Écoutez ! « Nous allons bien. Nous sommes heureux
dans notre nouveau village. Nous espérons vous voir bientôt. »
— Mensonges ! a lâché le vieil homme.
Il ne criait pas. Nous devions nous pencher pour l’entendre.
Il avait l’allure et la voix de qui voudrait dormir.
— C’est une ruse, a-t-il ajouté. Ton frère est mort.
Une exclamation perçante a déchiré l’air. Les gens s’en sont
pris au vieux.
— Va-t’en !
— Va-t’en !
Ce n’est que lorsque les hurlements se sont apaisés que
nous avons remarqué que le vieillard continuait à parler :
— … des clôtures qui vous brûlent sur place… des prisons
comme des cages à poules… des fours… sans cesse… des cendres
qui tombent comme de la neige…
Silence.
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— Des fours ? s’est exclamé quelqu’un. Ils nous préparent
des gâteaux ?
Rires.
— Des fours pour quoi ? a lancé une nouvelle voix.
Le vieil homme a relevé la tête. Il a tourné son œil laiteux
vers celui qui avait parlé.
— Pour toi.
Silence. Énorme éclat de rire. Moqueries.
— Vieux fou !
— Nous avons des cartes postales !
Le vieillard a chancelé. J’ai enfoncé mon épaule dans sa
hanche pour le soutenir. M’est parvenue sa respiration
haletante. La foule attendait qu’il en rajoute, mais il a juste
tourné les talons et s’est éloigné.
Une voix, encore. Celle d’oncle Shepsel.
— Repentez-vous, juifs ! Il n’est pas trop tard !
Le jour d’après, M. Milgrom m’a pris à part dans un coin de
la pièce.
— Quand toi et Janina sortirez, ce soir, m’a-t-il chuchoté à
l’oreille, je veux que vous restiez de l’autre côté. Je veux que
vous vous sauviez. Ne revenez pas. Garde Janina près de toi.
Retiens-la.
D’abord Youri, et maintenant mon père.
— Janina veut prendre le train, ai-je répondu. Elle veut aller
à la montagne sucrée.
M. Milgrom a lentement fermé les yeux. À l’instar de ceux
de sa fille, ils étaient devenus énormes, comme pour essayer de
contenir toute leur tristesse.
— La montagne sucrée n’existe pas, a-t-il murmuré.
Alors, j’ai compris que le vieil homme n’avait pas menti. Et
pourquoi M. Milgrom n’avait pas interdit à Janina de sortir, la
nuit. Il savait que, lorsque le défilé pour les trains passait dans
les parages, un enfant était plus en sécurité loin de chez lui.
Il m’a regardé droit dans les yeux. A agrippé mon bras.
— Tiens-la par la main. Garde-la près de toi. Oblige-la à
partir. Enlevez vos brassards et courez. Courez jusqu’à l’aurore.
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Puis cachez-vous. Courez la nuit.
Il m’a serré si fort que, si je ne l’avais pas aussi bien connu,
j’aurais pu croire qu’il voulait me faire du mal.
— Ne rapportez pas de nourriture, cette nuit. Ne revenez
pas. Courez. Courez !
Ce soir-là, quand nous nous sommes levés, M. Milgrom ne
dormait pas. Il nous a enlacés longuement. Je crois qu’il
pleurait. Il nous a murmuré des mots que je n’ai pas compris
avant de nous laisser partir.
Une fois de l’autre côté du mur, j’ai pris Janina par la main,
comme M. Milgrom me l’avait recommandé. D’abord, elle n’a
pas protesté. Mais lorsqu’elle s’est rendu compte que nous ne
nous arrêtions pas aux poubelles, elle a refusé d’avancer.
— Où on
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