Métronome
ébranlé. Sur le plan politique, il est catastrophé. En effet, ce revers de la médaille militaire ou cet envers du décor est un peu trop voyant. Lui qui aime tant la guerre désire n’en conserver que l’image du panache et du courage, il veut oublier que les conflits mènent à des hommes dépecés, des chairs labourées, des vies brisées. Il faut donc éloigner ces invalides du centre de Paris, les cacher le mieux possible car ils sont tous les soleils noirs du règne, l’ombre portée de la réalité sur la luminescence royale.
En définitive, le choix de l’emplacement de l’hôtel des Invalides, dans cette plaine de Grenelle si isolée, n’est pas pour déplaire au roi. Au moins on ne les verra plus, ces éclopés ! Ce dôme d’or qui éblouit a-t-il une autre fonction que de cacher la nuit de ceux qui souffrent ?
En 1674, Louis XIV dresse par ordonnance la fonction des bâtiments dont la construction vient de s’achever : « Un hôtel royal d’une grandeur et espace capables d’y recevoir et loger tous les officiers et soldats tant estropiés que vieux et caducs et d’y assurer un fonds suffisant pour leur subsistance et leur entretien. »
Le roi a bien raison de se soucier des estropiés, car la guerre, qui continue toujours d’une manière ou d’une autre, sur une terre ou sur une autre, vomit chaque jour son lot de mutilés. Le 11 août de cette année-là, quarante-cinq mille hommes de ses armées, commandés par le prince de Condé, battent les soixante mille Hollandais et Espagnols de Guillaume d’Orange. Sept mille Français sont tués dans cette bataille qui dure un jour et une nuit près de Mons, à une cinquantaine de kilomètres de Bruxelles. Mais ce ne sont pas les corps restés sur le terrain qui préoccupent le souverain, ce sont les milliers de survivants qui reviennent au royaume les jambes coupées, les yeux crevés, les bras arrachés.
Sur les huit projets monumentaux proposés pour son hôtel destiné aux estropiés, le roi a choisi celui de Libéral Bruant, l’architecte qui a déjà imaginé et bâti l’hôpital de la Salpêtrière. Car aux Invalides destinés aux militaires répond à la même période l’hôpital de la Salpêtrière ouvert aux civils, un hospice pour enfermer sans distinction ni ménagement les quelque quarante mille vagabonds, mendiants ou malades qui, selon le roi, menacent la sûreté publique. Une pratique terrifiante qui rappelle hélas d’autres époques… Voilà le principal héritage de Louis XIV pour Paris : une ville aérée, débarrassée de ses vagabonds, de ses estropiés enfermés loin dans les faubourgs.
Pour les Invalides, le plan est simple, imposant, évident : sur dix hectares, une grande cour cernée par d’autres plus petites, des bâtiments rectilignes, et au centre, l’église consacrée à la fois au roi et aux invalides.
Au mois d’octobre de cette année 1674, les premiers survivants entrent dans leur nouvelle demeure. Cérémonie émouvante, les tambours battent au champ tandis que la cohorte de vieux soldats est accueillie par le roi lui-même accompagné de François de Louvois, ministre de la Guerre. Les invalides ne sont pas rancuniers : ils applaudissent Sa Majesté, sans doute sont-ils soulagés de voir désormais leur gîte et leur couvert assurés.
Le gîte et le couvert, certainement, mais pas la sérénité… Car la discipline reste stricte à l’hôtel des Invalides : les exercices militaires sont de rigueur, le vin et le tabac interdits, le respect des offices religieux exigé. Pauvres handicapés obligés de subir, même dans leur retraite, la règle aveugle et obstinée des armées !
Les soldats logent par quatre ou six dans les chambrées nues alors que les officiers sont accueillis par deux ou trois seulement et disposent, eux, d’une cheminée. Conçu pour recevoir mille cinq cents pensionnaires, l’hôtel ne tarde pas à accueillir jusqu’à six mille infirmes, malgré des conditions d’admission sévères et un ordre toujours plus rigoureux.
En parcourant aujourd’hui la cour d’honneur, on se croit immédiatement plongé au milieu de ces hommes détruits par la guerre, car l’ensemble est extraordinairement bien conservé : les escaliers à balustres, les poutres et les corridors sont tels qu’à la fin du XVII e siècle. Cette cour comprend, au rez-de-chaussée, les réfectoires des soldats invalides, et les dortoirs à l’étage. Les réfectoires sont occupés par
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