Métronome
périmètre circonscrit entre les arcs de triomphe de Saint-Denis et de Saint-Martin et l’ancienne rue d’Angoulême, aujourd’hui rue Jean-Pierre-Timbaud, et poussait même jusqu’au Cirque d’hiver.
Cet épicentre était une vraie frontière entre l’ouest et l’est. Du coup, le reste des boul’ – vers la Bastille d’un côté, vers la Madeleine de l’autre – était moins festif. Les aristos et les bourgeois craignaient d’avancer trop loin dans le Paris canaille et populaire ; les ouvriers, pour leur part, n’osaient pénétrer le Paris distingué aux allures d’Ancien Régime. On sentait, très réelle, cette séparation des deux mondes, ce qui fit dire à Alfred de Musset, venant de l’ouest et jetant un regard vers l’autre extrémité des boulevards : « Ce sont les grandes Indes. »
Le carrefour du Château-d’Eau fut entouré d’immeubles et accueillit une fontaine dessinée par l’ingénieur Pierre-Simon Girard, d’où le nom de la place et la rue qui y mènent. Et c’est tout naturellement sur le boulevard du Temple, rendez-vous de tous les plaisirs, que passa la première ligne d’omnibus tirée par des chevaux, mise en place en 1828 sur le circuit Bastille-Madeleine.
La fontaine, devenue trop petite pour une place réaménagée, fut démontée et transportée à La Villette en 1867, afin de servir d’abreuvoir aux bêtes menées aux abattoirs. En partie transformée, elle se trouve toujours au parc de La Villette, sous l’appellation de fontaine aux Lions de Nubie.
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Dans les années 1830, le paysage théâtral parisien offre l’image d’un monde bouillonnant et inventif. Cet univers d’illusion a donc son centre vivant, agité et populaire, boulevard du Temple. La population a joyeusement rebaptisé cette artère boulevard du Crime car, chaque soir, dans les multiples théâtres qui le bordent, on poignarde, on empoisonne, on étrangle pour l’unique joie du public. Sur la quinzaine de théâtres du boulevard, certains sont de gros vaisseaux de plus de trois mille fauteuils, comme l’Ambigu, la Porte Saint-Martin, le théâtre Historique, le Cirque olympique ; d’autres, plus petits, n’offrent qu’environ cinq cents places, comme les Funambules ou les Délassements comiques.
Devant les guichets, des aboyeurs tentent d’attirer le chaland, crient le programme, annoncent les mélodrames et, lorsque le soir tombe sous la rangée d’arbres qui masquent un peu les bâtiments, des files se forment.
On vient prendre son billet pour l’une ou l’autre salle. Bientôt, il fait nuit, les cafés s’illuminent, on attend l’heure du spectacle. Tout au long de l’alignement de théâtres divers, des petites boutiques proposent des gaufres, de la noix de coco, du pain d’épice, des chaussons aux pommes ou des glaces à deux sous. Les lanternes multicolores des marchands lancent sur le pavé une lumière vacillante et rougeâtre, et leurs clochettes frénétiquement agitées couvrent par instants les voix gouailleuses des bonimenteurs. Et puis, soudain, le boulevard se vide et les théâtres se remplissent. Il faudra attendre l’entracte pour que renaisse le boulevard du Crime.
Dans les salles, le rideau se lève. Le public est bruyant, il siffle facilement. Si une scène lui déplaît, il n’hésite jamais à s’en prendre à l’acteur.
La vedette incontestée du boulevard, c’est Frédérick Lemaître, le comédien qui a triomphé sur la scène de l’Ambigu-Comique dès 1823 dans L’Auberge des Adrets , un sombre mélodrame accompagné de musique et de ballets que l’acteur a détourné par son jeu d’improvisation et d’ironie. Cette pièce, qui a fait un four lors des premières représentations, est transfigurée par le comédien, un géant à la voix de stentor qui fait de son personnage, le bandit Robert Macaire, une sorte d’assassin comique au grand cœur.
— Tuer les mouchards et les gendarmes, ça n’empêche pas les sentiments ! clame-t-il sous les applaudissements de la salle en délire.
En 1841, Frédérick Lemaître est sans conteste la vedette masculine du boulevard du Crime. Quant à la vedette féminine, elle se nomme Clarisse Miroy. Ces deux-là sont faits pour se rencontrer, et pourtant… Clarisse triomphe dans La Grâce de Dieu , un drame saupoudré de vaudeville comme les aiment les spectateurs du théâtre de la Gaîté, toujours sur le boulevard. Chaque soir, le même spectateur occupe le même fauteuil du
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