Métronome
premier rang de l’orchestre. Et chaque soir, il attend l’entrée de M lle Clarisse pour laisser bruyamment tomber sa canne. Invariablement, le public agacé porte ses regards vers le maladroit et reconnaît Frédérick Lemaître, impassible, les lèvres pincées sous la petite moustache noire. Un soir, la canne ne tombe pas. Clarisse et Frédérick viennent d’entamer une liaison qui durera treize ans.
Leur amour, finalement, s’acheva selon un scénario digne de deux étoiles du mélodrame. Après avoir abandonné son célèbre amant, Clarisse voulut revenir à lui, sans succès. Alors, ivre de douleur et de jalousie, elle versa dans le verre du comédien une forte dose de laudanum, poison très prisé à l’époque. Il en réchappa, même si cette folie ne servit pas l’amoureuse homicide : Frédérick lui pardonna, mais jamais n’accepta de la revoir.
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En 1848, ce monde du boulevard, qui paraît heureux et insouciant, s’enflamme comme tout Paris. Louis-Philippe règne sur les Français depuis bientôt dix-huit ans. Lentement, la monarchie s’est usée, engluée dans les difficultés économiques et les scandales. Tout semble se liguer contre le roi, les moissons de céréales ont été médiocres, le prix du pain a augmenté de soixante pour cent et, pour achever d’assombrir le tableau de ce royaume en perdition, une maladie venue d’Irlande a détruit les récoltes de pommes de terre. Paris a peur de la famine.
Propriétaires tombés dans la misère, industriels ruinés par la Bourse, intellectuels aux rêves républicains et bonapartistes nostalgiques concentrent leur colère sur le système électoral qui n’accorde qu’à une minorité le droit d’être représentée au Parlement. Solitaire et borné, Louis-Philippe refuse d’envisager une réforme du scrutin.
Les réunions publiques de plus de vingt personnes sont interdites. Peu importe, la loi est contournée, on ne tient pas des meetings, mais des banquets ! Le gouvernement ne peut pas s’opposer à ces rassemblements qui, sous couvert d’un repas plus que frugal, donnent lieu à une succession de discours révolutionnaires.
Le plus important de ces banquets est organisé à Paris le 22 février 1848. Un cortège mêlant étudiants, ouvriers et artisans doit défiler de la place de la Concorde jusqu’au haut des Champs-Élysées, là où se tiendra le repas et seront prononcés les rituels discours. L’Est a rendez-vous avec l’ouest. Dès le matin, plusieurs cortèges défilent dans Paris, la police et l’armée retiennent leur souffle…
Finalement, la journée se passe dans un calme relatif, mais le lendemain soir, aux accents de La Marseillaise , des révoltés se dirigent vers le ministère des Affaires étrangères, alors situé boulevard des Capucines. La foule s’approche des soldats qui protègent l’édifice, les hommes de troupe sont bientôt cernés, un meneur barbu et imposant veut frapper un officier avec une torche allumée qu’il brandit comme une arme. Un coup de fusil retentit dans la nuit, la torche vacille, tombe et roule sur le pavé. C’est la panique. Les soldats tirent en tous sens… on relève seize morts. Les corps sont alignés sur une charrette, on les promène dans Paris et la foule suit ce macabre équipage :
— Vengeance ! Aux armes !
Désormais, le trône est perdu. Le 24 février, une pluie glacée s’abat sur la ville. Des barricades bouclent tous les grands boulevards et l’on se serre autour de braseros improvisés. En vain, on tente de se protéger du froid, de cette bruine qui pénètre les vêtements, de ce ciel gris et pesant, terne décor d’une révolution déjà victorieuse.
Reclus dans le palais des Tuileries, Louis-Philippe cherche un réconfort auprès de quelques généraux. Il implore :
— La défense est-elle encore possible ?
Personne n’ose répondre au monarque. Il a compris. Lourdement, il prend place à son bureau pour signer son acte d’abdication.
La République est instaurée. Le Gouvernement provisoire demande aux théâtres de reprendre les représentations, favorisant ainsi une rapide normalisation de la vie parisienne.
Mais le spectacle n’est pas seulement sur scène. En pleine effervescence républicaine, la mode est aux clubs – que l’on prononce clioubs . Dans tous les quartiers de Paris, anarchistes, socialistes et babouvistes s’affrontent et fraternisent tour à tour en de longues diatribes anti-bourgeoises.
Un soir,
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