Meurtres dans le sanctuaire
maritale avec son outre de vin, faisait gicler le liquide dans sa bouche, puis déversait sa litanie de paroles haineuses.
Kathryn avait d’abord pensé que ces humeurs funestes lui passeraient. Elle avait vu son propre père ivre et larmoyant. Mais il retrouvait ensuite sa jovialité, et racontait d’amusantes histoires de moine. Alexander était différent. Quand il se soûlait, il se murait dans son propre donjon de ténèbres. Lorsque Kathryn avait tenté d’intervenir, le vrai cauchemar avait commencé. Car Alexander en était venu à voir en elle la personnification de tout ce qu’il estimait avoir mérité et perdu. Il devint violent. Un coup au visage, d’abord, ou à l’estomac ; puis il s’était mis à la battre et à la rouer de coups de pied comme l’aurait fait un soudard au fond d’une ruelle. Au matin, une fois sobre, il se repentait. Mais Kathryn réalisa bientôt qu’elle avait épousé non pas un, mais deux hommes.
Elle ferma les yeux, écoutant les petits cris délicieusement outragés d’Agnes. Mieux valait ne pas penser à Alexander, ou le visage de son père surgirait pour envahir ses souvenirs. Kathryn prit une inspiration et, se calant contre le haut dossier de son siège, voulut détourner le cours de ses pensées. Devrait-elle changer de robe avant l’arrivée de l’Irlandais ? Une pointe d’excitation lui chatouilla le ventre. Après tout, il était le commissaire du roi, appartenait à sa maison, et c’était un écuyer et un archer digne de confiance que le cardinal archevêque lui-même traitait avec respect. Kathryn secoua la tête en même temps que lui parvenaient les premiers effluves du rôti que cuisait Thomasina. Non, elle ne se changerait pas, servirait à l’Irlandais un bon repas, et cela suffirait.
Elle prit le petit rouleau de parchemin remis par l’archevêque pour en dénouer avec soin le ruban de soie. L’écriture minuscule propre aux clercs lui fut tout d’abord difficile à déchiffrer, d’autant que Thomasina continuait à vociférer sur les desseins lubriques des Irlandais, génant sa concentration.
— Oh, tais-toi donc, Thomasina, murmura Kathryn pour elle-même.
Elle reprit sa lecture, et bientôt, sous le ton compassé et officiel dont usait le clerc, commença à émerger le vrai danger de ce qu’elle allait affronter.
Voici le rapport exact et véridique des meurtres terribles commis dans la ville de Cantorbéry contre des pèlerins venus s’incliner sur le tombeau du saint martyr. Le premier de ces crimes fut perpétré le 5 avril. Accompagné d’autres habitants d’Evesham, sa ville, Aylward, un tisserand, s’était rendu à la cathédrale pour implorer le saint martyr. Descendant d’une famille de petits propriétaires, Aylward était un homme de bien, sobre et réfléchi dans ses manières. Le maire et les magistrats d’Evesham avaient déclaré sous la foi du serment qu’il était loyal et fidèle sujet du roi. On ne lui connaissait ni ennemis ni rivaux, et il jouissait de l’estime et du respect de tous. Avec les autres pèlerins d’Evesham, il était arrivé à Cantorbéry le mardi pour se rendre sur le tombeau mercredi, à la fin de la matinée. Ils se joignirent à d’autres pèlerins, et personne ne remarqua rien de malséant. Cependant Gervase, un compagnon dudit Aylward, déclara qu’après avoir quitté l’enceinte de la cathédrale ils furent abordés par un vendeur d’eau. L’homme, qui était âgé et portait un capuchon enfoncé très bas sur son visage, offrit gratuitement aux pèlerins d’Evesham de l’eau qu’il venait de tirer d’un puits proche. Il agissait ainsi par charité, expliqua-t-il. Sa générosité transporta les hommes d’Evesham qui acceptèrent chacun un gobelet que leur offrait l’homme. Le vendeur taquina Aylward, disant qu’il semblait le chef de ses compagnons, et que, pour citer l’Évangile, « les premiers seraient les derniers, et les derniers seraient les premiers ». Il le servit donc en dernier et disparut. Les pèlerins regagnaient leur auberge quand Aylward tomba sur le sol en défaillance mortelle. Il expira peu après. John Talbot, un médecin de Cantorbéry, fut appelé par le magistrat du quartier. Il déclara Aylward mort, que Dieu l’absolve, tué par un poison violent. Les pèlerins d’Evesham jurèrent que l’on ne pouvait soupçonner aucun d’entre eux. Le Conseil ordonna que soit recherché ce mystérieux vendeur d’eau, mais on ne trouva point
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