Meurtres dans le sanctuaire
avait toujours fréquenté Sainte-Mildred. Le vieux père Matthews, un saint homme, qui en était le curé, avait officié aux deux derniers mariages de Thomasina. Aujourd’hui, il n’avait plus la force de tenir tête à la puissante veuve Gumple qui, avec ses commères, voulait faire de l’église son domaine réservé.
Ah, pourvu que Thomasina arrive à temps ! La personne qui envoyait ces missives à Maîtresse Kathryn s’attarderait sans doute dans le cimetière, et Thomasina avait bien l’intention de la trouver. Elle franchit donc le porche de ce que les gens appelaient le Champ du Repos.
Après un signe de la croix, la servante récita le Requiem pour la paix de ses parents, ses frères et ses soeurs, ses maris, bien sûr, et ses enfants mort-nés. Tous étaient enterrés ici. En priant, les bonnes joues rouges de Thomasina avaient pâli. La servante leva les yeux vers le mur en pierre grise de l’église pour compter les vitraux du transept nord. Arrivée au sixième, elle abaissa son regard, et là, dans l’herbe trop haute, elle les vit, les petites croix en pierre que le temps et les intempéries avaient patinées.
— Oh, mes petits ! murmura-t-elle.
Non, mieux valait ne pas penser à eux, sinon
Thomasina s’effondrerait en pleurant, et il lui fallait toutes ses forces. Elle détourna les yeux pour les porter entre les gros ifs dont les branches retombaient presque jusqu’à l’herbe folle et aux buissons.
— Si le bâtard arrive, marmonna-t-elle, il ne m’échappera pas !
Elle tendit l’oreille, mais l’on n’entendait que le pépiement des oiseaux et les sauterelles qui crissaient. Sous le soleil brûlant, de très beaux papillons voletaient au-dessus des fleurs sauvages, et Thomasina pensa à l’âme de ses petits enfants. Ils étaient peut-être revenus sous l’apparence de ces papillons ? Prenant une inspiration, elle suivit le sentier du cimetière pour gagner le coin le plus éloigné où se trouvait le tombeau du brave Théodore. La grosse tombe en marbre abîmé et fendillé par le temps passait, dans la paroisse, pour le lieu de rendez-vous des jeunes amoureux. Ah, comme elle était chargée de souvenirs ! Thomasina elle-même, voilà bien, bien longtemps, y avait rencontré le père Cuthbert. N’étant alors que novice, il n’avait pas encore été ordonné par l’Eglise, et tous deux, jeunes et innocents, s’étaient tenus là, près du vieil if, sous les étoiles qui scintillaient comme des joyaux dans le ciel de velours.
S’essuyant les yeux, Thomasina s’approcha de l’arbre. Au cours d’une ancienne tempête, un éclair, de sa langue de feu, en avait fendu le tronc en deux. Tapie derrière lui, la servante observa le sentier menant à la tombe du brave Théodore.
Elle demeura là une bonne demi-heure, partagée entre son désir de surprendre le maître chanteur et la torture qu’infligeaient à son âme les souvenirs doux amers que ce lieu éveillait. Des oiseaux virevoltaient en chantant au-dessus des tombes. Un pauvre chat de gouttière éclopé se faufilait dans l’herbe haute, à la recherche de quelque mulot ou campagnol. Arriva un jeune couple qui s’allongea dans l’herbe chaude pour rouler et se tordre en des étreintes passionnées. Puis, quand Thomasina toussota, ils se relevèrent pour détaler tels des lapins. Hormis eux, personne ne parut. Enfin, la servante entendit s’ouvrir la porte latérale de l’église qui livra passage à la veuve Gumple. Celle-ci était si ridicule dans sa robe jaune et sa coiffe en forme de haute corne que Thomasina dut faire un effort pour ne pas rire. La veuve au visage revêche et gras promena un regard furieux sur le cimetière, comme si elle suspectait quelqu’un de s’y tenir caché. Après quoi, elle rentra dans l’église dont elle claqua la porte. Thomasina soupira. Le maître chanteur n’était pas venu. D’un pas las, elle reprit le chemin de la maison.
Dans la cour de l’Auberge Fastolf, juste à l’extérieur de Westgate, Thopas, l’assassin, assis sur un banc, se chauffait au soleil de cette fin d’après-midi, tout en observant la foule des nouveaux pèlerins venus en ville. Il abaissa encore son capuchon sur son visage tandis qu’il inspectait avidement ce nouvel arrivage de possibles victimes. Un sentiment de puissance courut dans ses veines, fort comme le vin. Il avait pouvoir de vie et de mort. Il exécuterait la sentence contre le tombeau de Becket et la ville, pour venger
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