Milena
aux coloris inhabituels. C’est qu’elle habillait, pour
ainsi dire, davantage son esprit que son corps. Milena aimait la nature, les
arbres, les prés, l’eau et le soleil – mais elle ne s’apparentait en rien à un “ami
de la nature”. Elle n’aspirait pas à connaître la nature et la beauté, elle
en avait besoin pour vivre – davantage encore : pour vivre en elles, pour
en être le maître. »
Milena était l’un de ces êtres qui dilapident leur existence
sans retenue. Mais elle n’était en rien une solitaire dans sa révolte et sa
fureur de vivre. D’autres minervistes, à commencer par celles qui n’avaient pas
d’ambitions intellectuelles, agissaient comme elle. Elles tourbillonnaient dans
cette Prague encore provinciale, pétrie de conventions toutes victoriennes, scandalisée
par l’immoralité de leur comportement – elles étaient prêtes à toutes les
folies. Tout se passait comme si une maladie contagieuse s’était abattue sur la
ville. Pour une part, cette évasion hors des sentiers battus de la société
bourgeoise s’explique par l’atmosphère exceptionnelle qui régnait en ces
années-là. L’ensemble du peuple tchèque vivait dans le pressentiment de sa
proche indépendance nationale. Prague était un centre créateur. La jeunesse
engloutissait la poésie des symbolistes français, des décadents, des « vitalistes »
tchèques, elle lisait Hora * , Šrámek * et Neumann * ,
s’enthousiasmait pour les œuvres des grands écrivains russes. Ce que les poètes
venaient tout juste de créer, ce qui venait à peine d’éclore était accessible à
tout un chacun, et était repris au bond par tous. On vivait dans les œuvres de
ces écrivains. À cela s’ajoutait la rencontre d’une partie de la jeunesse tchèque
– fût-elle minoritaire – avec les écrivains allemands vivant à Prague et avec
les porteurs de la culture juive. Les extrêmes se touchaient, faisant sauter
les barrières nationales et dénonçant leur étroitesse ; ce fut une période
somptueuse et brève de fertilité intellectuelle, une époque débordant de
promesses et d’attentes.
L’écrivain Josef Kodíček * se souvient d’une
rencontre avec Milena qu’il fit en ces années-là : « Je vois encore, comme
si elle avait eu lieu aujourd’hui, cette scène ensoleillée. C’était un dimanche,
peu avant midi, sur le Graben. Prague n’était pas encore une véritable
métropole, ce n’était qu’une ville de province. Et les villes de province ont
habituellement un “cours “, une avenue centrale. À Prague, c’était le Graben. Je
revois les Allemands, avec leurs vêtements élégants, je revois les étudiants
qui se promènent, les officiers autrichiens ; on se salue, on sourit, on
se fixe des rendez-vous. Le dimanche matin, le Graben était un territoire de
vieille Autriche. Je revois émerger la stature du comte Thun, le gouverneur de
Prague qui, du haut de ses deux mètres, domine la foule en mouvement. Il est
maigre, élancé comme une cigogne, c’est l’homme le plus élégant qui ait vécu
alors sur tout le continent européen. Détendu, d’un calme olympien, il se tient
debout sur une jambe, l’autre repliée, le pied niché à la saignée du genou ;
à travers son monocle cerclé de noir, il observe le flot des promeneurs qui
vont et viennent. Voici justement que passent, bras dessus, bras dessous, deux
jeunes filles. Apparition des plus sensationnelles ! Elles sont les premières
à Prague à avoir consciemment adopté un maquillage qui les fait ressembler à
des éphèbes, à des adolescents. Leur style est impeccable. Elles sont coiffées
dans le style des préraphaélites anglais, sont minces comme des joncs, il n’y a
absolument rien de petit-bourgeois dans leur allure, sur leur visage. Ce sont
peut-être les premières jeunes filles tchèques de l’avant-guerre à avoir, pour
ainsi dire, prolongé leur univers en s’aventurant au-delà de la
Ferdinandstrasse où se promenaient les Tchèques, jusque sur le Graben, se liant
ainsi à la jeune génération des écrivains allemands. Voilà qui était agir en
véritables Européennes ! Quelle sensation que leur apparition ! Le
comte Thun, debout sur une jambe, se retourne pour les voir passer, il les
regarde s’éloigner, une vague d’enthousiasme et de curiosité parcourt le public.
Voici qu’arrivent Willy Haas * , Kornfeld * , Fuchs * et quelques autres écrivains issus de l’entourage de Werfel * ;
Weitere Kostenlose Bücher