Milena
c’était là la nouveauté, ces jeunes gens issus
de deux milieux antagoniques rejetaient les préjugés les plus profondément ancrés
pour se retrouver ensemble. Cependant, quelqu'intérêt qu’elle manifestât pour
cette autre culture, pour la recherche de voies nouvelles, Milena demeura toujours
indépendante, elle ne tomba jamais dans l’imitation, demeura toujours la jeune
fille de Bohême chaleureuse qu’elle avait été – quel qu’ait pu être l’attrait
exercé sur elle par nombre d’Allemands ou de Juifs pragois et la profondeur de
son accord avec eux.
Il y avait, parmi les élèves du lycée Minerva, de fortes
personnalités en assez grand nombre et des caractères enflammés ; mais
Milena émergeait de ce groupe, elle était un feu ardent. Ce qui la
caractérisait avant tout, c’étaient ses débordements de sympathie pour ses
frères humains. C’est ainsi qu’elle parvenait à gagner à elle des personnes
appartenant aux milieux les plus divers. Aussi bien les hommes que les femmes
ou les jeunes filles tombaient sous son charme. Pour Milena, les barrières sociales
n’existaient pas ; on pouvait avoir des amis partout, partout où
existaient encore amitié et amour authentiques. Pour autant, elle ne
considérait pas que toutes les différences devaient s’effacer. Ses amitiés
créaient un lien nouveau rassemblant tous ceux qui, comme elle, vivaient dans
la clarté, l’honnêteté et la vérité.
Milena possédait une sorte de don de double vue concernant
les sentiments, une capacité de percer la couche de mensonges dont chacun se
protège dans ses jugements sur les gens, d’aller au cœur d’une personnalité en
se frayant un chemin au travers des strates d’habitudes acquises. Elle savait
distinguer chez les autres l’authentique de l’acquis, de ce qui relève du
vernis, des normes inertes. C’étaient pour elle des concepts comme celui d’« être
humain » qui avaient un sens, et non pas des catégories mortes comme celle
de « société humaine normalisée ». Autant dire qu’elle rejetait les
catégories de la société qui l’entourait, de la société bourgeoise, rabougrie, qui
dépersonnalise les individus, les rend incapables de s’élever au-dessus de leur
propre moi – ou, plus précisément, de prendre leurs distances d’avec leur moi
pour être capables de le juger comme s’il s’agissait d’une autre personne.
Il serait faux d’imaginer que les minervistes constituaient
un milieu clos, voire organisé. Elles n’agissaient jamais de manière collective,
rien de ce qu’elles faisaient n’était comparable en quoi que ce fût avec les
mouvements de jeunesse tels qu’ils existaient en Allemagne à cette époque-là. Elles
étaient toutes d’un individualisme si affirmé que l’idée même de constituer un « groupe »
leur serait apparue comme une absurdité. Jusqu’au début des années trente, jusqu’à
son adhésion au parti communiste, Milena n’appartint jamais à aucune espèce de
groupe, bien qu’il y en eût plus d’un parmi l’intelligentsia pragoise. Milena
était une sorte d’élément subtil, fugitif, qui surgissait partout et se
déplaçait librement dans les cercles littéraires et artistiques les plus divers.
La plupart de ces jeunes filles accordaient une importance
excessive aux plaisirs des sens ; Milena, elle, même si on lui reprochait
son amoralisme, abordait bien davantage la morale sous un angle intellectuel – ce
qui ne l’empêchait pas de savoir aussi s’amuser. Dès lors, les autres, les « bacchantes »,
la percevaient comme une sorte de précieuse ; mais elle n’était pas pour autant
ridicule.
Toutes ces jeunes filles vécurent des expériences totalement
différentes, chacune d’entre elles faisant précisément celles qui
correspondaient à son tempérament et parvenant à des résultats différents, au
fil de son destin particulier. Mais toutes eurent une chose en commun : peu
avant et pendant la Première Guerre mondiale, elles ouvrirent toutes grandes
les fenêtres pour faire entrer un air frais, faire souffler le vent de la
liberté sur un milieu en proie à l’obscurité et au confinement. Elles se précipitèrent
dans cette aventure la tête la première et la plupart d’entre elles restèrent
sur le pavé, les membres et le cœur tout sanglants. Milena, la plus audacieuse,
la plus anarchiste d’entre elles, fut presque la seule qui parvînt à s’en relever
grâce à son énergie et
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