Milena
ils
nous présentent les deux jeunes filles : “Milena et mademoiselle Staša !”
Cela ne fait pas de doute : des deux, c’est Milena qui donne le ton.
« On raconte à leur propos des histoires incroyables ;
on dit que Milena jette l’argent par les fenêtres comme une folle ; on dit
que, pour arriver à temps à un rendez-vous, elle a traversé la Moldau à la nage
tout habillée ; on dit qu’elle s’est fait arrêter à cinq heures du matin
dans le parc municipal parce qu’elle y avait cueilli des magnolias “publics” pour
les offrir à son ami qui les aime tant. Milena ne connaît aucune limite, que ce
soit pour exiger ou pour donner. La vie la submerge, son existence se consume
comme une chandelle allumée aux deux bouts.
« À les regarder, comment dire, d’un œil quelque peu
critique, on détecte chez Milena et son amie comme une légère affectation, quelque
chose d’un peu étudié dans leur style. Mais comment pourrait-il en être
autrement ? N’est-ce pas la moindre des choses à une époque où l’art de
Klimt et de Preisler * jette ses derniers feux, où le “Vent d’argent”
du poète Fráňa Šrámek souffle alentour ? Le Jugendstil de Ružena Svobodová * cède le pas à un courant porteur d’une vitalité nouvelle, beaucoup plus ancré
dans les réalités terrestres, beaucoup plus conquérant. La jeunesse peut à nouveau
rire. Werfel, “l’ami du monde”, prescrit la joie de vivre, il exhorte les
hommes à se donner une poignée de main fraternelle. La décadence s’efface
devant la joie de vivre. Werfel est en train de composer son second recueil de
poèmes. Un peu plus tard, Milena deviendra le pôle magnétique de toute une
génération littéraire de Tchèques et d’Allemands – dont certains ont déjà un
renom dans toute l’Europe [6] . »
Ce n’était pas seulement la nouveauté, l’inconnu qui
attiraient Milena vers les intellectuels allemands et juifs ; c’est aussi
qu’auprès d’eux elle rencontrait une culture ancienne, si différente de celle
dans laquelle elle avait grandi, avec toute son étroitesse, sa petitesse, son
provincialisme ; elle rencontrait une culture qui avait depuis longtemps
atteint sa maturité, voire l’avait dépassée – tandis que la sienne propre, la
culture tchèque, en était encore au stade du bourgeonnement et de l’éclosion. C’est
là un aspect tout à fait caractéristique de Milena : elle a grandi dans la
tradition tchèque, y est toujours demeurée enracinée, mais le désir de s’en
détacher, de s’intégrer à une dimension cosmopolite l’a toujours habitée.
L’essor de la littérature allemande pragoise fut un
phénomène étrange car il se déploya, pour ainsi dire, dans le vide. Ces
écrivains allemands n’étaient pas enracinés dans le pays ; ils ne
rencontraient pas d’écho dans l’ensemble de la population tchèque qui les
entourait. « Je n’ai jamais vécu parmi le peuple allemand, écrivit un jour
Franz Kafka à Milena. L’allemand est ma langue maternelle, il m’est donc naturel,
mais j’aime bien mieux le tchèque [7] … »
Ce phénomène n’était pas seulement propre aux Juifs, bien qu’il
les affectât tout particulièrement, il l’était aussi aux quelques artistes
allemands vivant à Prague. C’est le cas, par exemple, de Rainer Maria Rilke. Lui
non plus ne rencontra pas d’écho parmi le peuple tchèque, ce qui rend plus
étonnante encore la qualité de son travail poétique. Peut-être est-ce à cette
situation qu’il faut rapporter la puissante force d’attraction que ces jeunes
filles tchèques pleines de tempérament exercèrent sur ces poètes réceptifs et
sensibles : c’était là une forme d’échange, de réciprocité qui se mettait
en place. Cet attrait mutuel s’est trouvé déterminé aussi bien par les tendances
similaires que par les courants contraires qui affectaient les uns et les
autres ; il fut d’autant plus profond que les Allemands pragois et les
jeunes filles tchèques avaient subi les mêmes influences, grandi dans le même
environnement : Prague, avec ses vieilles rues, ses ponts, ses places
endormies, ses enchevêtrements de toits rouges, gris et verts, au pied du
Hradschin, le fier Château, la campagne de Bohême, avec ses arbres et ses
berges riantes, le long du fleuve qui serpente, la Moldau. Pourtant, les uns et
les autres provenaient de milieux totalement différents, dans ce vieux Prague
divisé en deux. Simplement, et
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