Milena
perdu une bonne partie du maxillaire inférieur. Simplement,
il n’était pas parvenu à rétablir un fonctionnement normal des glandes
salivaires ; si bien que l’homme qu’il avait guéri portait autour du cou
une poche de caoutchouc dans laquelle la salive s’écoulait en permanence. Milena
imaginait l’existence qui attendait le pauvre diable. Mais Jesensky, fier de
son ouvrage, renvoya chez lui l’homme qu’il avait « guéri ». C’était
peu de temps avant Noël. Le lendemain de Noël arriva un télégramme des parents
du soldat : la veille au soir, leur fils s’était tiré une balle dans la
tête.
Milena abandonna ses études de médecine au bout de quelques
semestres. Elle s’essaya à des études musicales, mais, en dépit de ses dons, ce
projet n’alla pas très loin (elle avait l’oreille très musicale, mais son jeu n’avait
rien d’exceptionnel). C’est qu’à l’époque, il n’allait pas du tout de soi, dans
le milieu que fréquentait Milena, qu’une jeune fille apprenne un métier. Les
filles de la bourgeoisie pragoise, comme elle, se mariaient, et, en attendant, leur
père les nourrissait. Bien que Milena se soit résolument émancipée, elle
considérait comme absolument naturel de vivre avec l’argent de son père, voire,
pour dire les choses plus crûment encore, de jeter l’argent de son père par les
fenêtres. Elle-même, pourtant, ne vécut jamais dans le luxe – si elle
dilapidait, ce n’était pas pour son propre compte. L’argent lui coulait entre
les doigts, elle faisait des cadeaux, donnait à qui en avait besoin ou à qui
cela faisait plaisir, sans y mettre la moindre affectation. Sans doute son
rapport à l’argent était-il une forme de protestation contre ce qui constituait
la règle d’or de cette société : l’intangibilité de la propriété privée. Quiconque
faisait de l’accumulation de l’argent une fin en soi ne méritait, selon elle, aucune
forme de respect. On ne pouvait le considérer comme un être humain, mais comme
un fardeau absurde pour ses semblables.
Lorsque j’interrogeais Milena sur sa jeunesse, elle s’exprimait
de façon beaucoup plus critique que positive sur elle-même. Un jour que je lui
demandais à quoi elle ressemblait lorsqu’elle était jeune, elle me répondit d’une
voix hésitante : « Je ne me plaisais pas beaucoup, d’autres disent
que j’étais belle, mais pas dans le sens classique du terme, comme l’était, par
exemple, la radieuse Staša. » Un de ses amis de jeunesse écrit dans ses
souvenirs : « Milena était très belle, mince, mais pas frêle – elle
avait au contraire une sorte d’âpreté garçonnière. Sa démarche était tout
particulièrement remarquable, sans aucun balancement vulgaire des hanches. On
avait l’impression que le rythme charmant de sa démarche ne lui coûtait pas le
moindre effort, qu’il obéissait à un mouvement totalement involontaire. On
avait l’impression de moins la voir marcher que de la sentir s’approcher, puis
s’éloigner. Mais il fallait se rendre à l’évidence et c’était là le plus
important : tout cela était parfaitement spontané, dépourvu de quelque
intention que ce soit. Sans être d’une “grâce” parfaite, ses mouvements
coulaient, comme immatériels. Tout aussi éloquents étaient les mouvements de
ses mains, d’assez grosses mains aux doigts presque osseux. Ces mouvements
reflétaient presque chacun de ses états d’âme, plus distinctement encore que
des mots. Ses gestes étaient pleins de retenue et le moindre d’entre eux
prenait d’autant plus d’importance qu’elle en était économe. Une de ses
inclinations les plus fortes était le besoin de beauté. Avec ses longs
vêtements flottants à la Duncan, sa chevelure dénouée, ses fleurs dans les bras,
elle débordait d’une beauté excitante, élémentaire, vivace – alors même qu’elle
ignorait de façon presque pathétique tout ce qui l’entourait. Milena aimait
par-dessus tout les fleurs et savait les disposer dans un vase avec une
légèreté et une grâce presque japonaises. Pour des fleurs, elle pouvait dépenser
jusqu’au dernier sou (que ce fût le sien ou non, d’ailleurs !). Milena
aimait les beaux vêtements mais n’aimait pas les gens qui s’attifaient. Elle
avait l’art de trouver des habits qui n’étaient pas à proprement parler des
vêtements de femmes, tout en étant, en même temps, toujours féminins, ondoyants,
moelleux et froncés,
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