Milena
rien, ne comprends rien ; il me semble être tombée ces derniers mois
dans quelque chose d’absolument épouvantable, mais je n’en sais pas grand-chose.
Je ne sais absolument rien du monde, je sens simplement que je me tuerais si j’étais
capable de prendre conscience de ce qui, précisément, se dérobe à ma conscience.
« Je pourrais vous raconter comment, de quelle façon et
pourquoi tout est arrivé ; je pourrais tout vous dire de moi, de ma vie ;
mais à quoi bon et, en outre, je ne saurais le faire, la seule chose qui m’importe
en ce moment, c’est cette lettre de Frank que j’ai entre les mains ; il me
l’envoie des Tatras et elle contient une prière tout à fait mortelle qui est en
même temps un ordre : “Ne pas écrire et empêcher que nous nous
rencontrions, accède, je t’en prie, à cette demande sans faire de bruit, seul
peut me permettre de continuer à vivre d’une manière ou d’une autre, toute
autre solution continue à me détruire”. Je n’ose lui écrire ni une question ni
un seul mot ; je ne sais pas non plus ce que j’attends de vous. Je ne sais
pas – ne sais pas ce que je veux savoir. Dieu du Ciel, je voudrais m’enfoncer
les tempes dans le cerveau. Je ne vous demanderai qu’une seule chose, vous l’avez
vu ces derniers temps, vous le savez donc : suis-je coupable ou ne suis-je
pas coupable ? Je vous en prie au nom de Dieu, ne cherchez pas à me
consoler, ne m’écrivez pas que ce n’est la faute de personne, ne me parlez pas
de psychanalyse. Tout, entendez-vous, tout ce que vous pourriez m’écrire, je le
sais […].
« Comprenez, je vous prie, ce que je veux. Je sais qui
est Frank ; je sais ce qui s’est passé et je ne sais pas ce qui s’est
passé, je suis au bord de la folie ; je me suis efforcée d’agir comme il
convient, de vivre, de penser, de sentir comme il convient, conformément à ce
que dicte la conscience, mais il y a faute quelque part. C’est de cela
que je veux que vous me parliez… Je veux savoir si cela tient à moi que Frank
souffre et ait souffert de moi comme de toutes les autres femmes qu’il a
connues, si bien que sa maladie s’est aggravée, si bien que lui aussi a dû me
fuir dans sa peur, si bien que moi aussi je dois maintenant disparaître ; je
veux savoir si c’est là ma faute ou si c’est quelque chose qui découle de son
être même. Ce que je dis est-il clair ? Il faut que je le sache. Vous
êtes le seul qui, peut-être, sache quelque chose. Je vous en prie, dites-moi la
vérité dans son absolue nudité, dans sa simplicité, dans sa brutalité s’il le
faut, dites-moi ce que vous pensez vraiment [32] … »
À la fin de la seconde lettre qu’elle adresse à Max Brod, on
trouve cette phrase bouleversante : « Je vais tous les jours à la
poste, je ne puis en perdre l’habitude… » Elle l’avait fait deux années
durant. Le guichet de la poste était inséparable de son amour. Kafka adressait
toutes ses lettres à Milena poste restante à Vienne, il n’osait pas, par peur d’Ernst
Polak, les envoyer à son domicile. Au cours de l’hiver 1922, Wilma vit un jour
Milena traverser la rue en toute hâte, à grandes enjambées. Wilma passait en
auto, elle cria son nom, Milena tourna la tête. Elle avait un regard absent, le
visage blême, marqué par la souffrance ; elle semblait indifférente à tout
ce qui l’entourait. « Je pensais que je n’échapperais pas à la folie, en
proie que j’étais à la souffrance, au mal d’absence, à un effrayant amour de la
vie », écrit-elle dans sa réponse à Max Brod où elle tente d’expliquer
quelle fut sa faute, « comment, de quelle manière et pourquoi tout est
arrivé… ». Sa lettre commence ainsi :
« Je vous remercie de votre amabilité. J’ai, depuis que
je vous ai écrit, quelque peu retrouvé mes esprits. Je suis en état de penser à
nouveau. Pour autant, je ne me sens pas mieux. Il va absolument de soi que je n’écrirai
pas à Frank. Comment pourrais-je bien le faire ! S’il est vrai que les
êtres humains ont une tâche à remplir sur terre, je m’en suis très mal
acquittée auprès de lui. Comment pourrais-je manquer d’humilité au point de lui
nuire alors que je n’ai pas été capable de l’aider ?
« Ce qu’est son angoisse, je le sais sur le bout des
doigts. Elle existait avant moi déjà, à une époque où il ne me connaissait pas.
J’ai connu son angoisse avant de le connaître. Je me suis blindée
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