Milena
pas
dormi pendant des nuits, il s’est tourmenté, m’a écrit des lettres où il se mettait
en pièces – mais il n’est pas venu. Pourquoi ? Il n’a pas pu demander
congé. Non, il n’a pas pu dire au directeur, à ce même directeur auquel il voue
une admiration éperdue (sérieusement !) parce qu’il tape si vite à la
machine – il n’a pas pu lui dire qu’il voulait venir me voir. Et dire autre
chose – nouvelle lettre débordant d’épouvante – comment cela ? Mentir ?
Dire un mensonge au directeur ? Impossible. Si vous lui demandez pourquoi
il aimait sa première fiancée, il répond : “Elle était tellement capable
en affaires” et son visage se met à rayonner, illuminé par le respect qu’il lui
voue.
« Non, décidément, le monde entier est et demeure une
énigme pour lui. Un secret mystique. Une entreprise hors de sa portée et à
laquelle il voue, avec sa touchante naïveté, la plus haute estime parce que c’est
le monde de ceux qui sont “capables en affaires”. Lorsque je lui parlai de mon
mari qui me trompe cent fois par an et exerce sur moi et sur nombre d’autres
femmes une sorte d’envoûtement, son visage s’illumina de la même vénération que
lorsqu’il parlait de son directeur qui tape si vite à la machine et est en
conséquence un être supérieur, ou lorsqu’il parlait de sa compagne qui était si
“capable en affaires” Tout ceci est pour lui un univers étranger. Une personne
qui tape vite à la machine, un type qui a quatre aventures en même temps, c’est
pour lui tout aussi incompréhensible que la couronne au bureau de poste, la
couronne laissée à la mendiante – incompréhensible parce que c’est vivant. Mais
Frank ne peut pas vivre. Frank n’a pas la capacité de vivre. Frank ne guérira
jamais. Frank mourra bientôt.
« Il est certain que nous sommes en apparence tous
capables de vivre parce qu’à un moment quelconque nous nous sommes réfugiés
dans le mensonge, dans l’aveuglement, dans l’enthousiasme, dans l’optimisme, dans
une conviction, dans le pessimisme ou dans n’importe quoi. Mais lui, il n’a pas
d’asile protecteur. Il est absolument incapable de mentir, comme il est
incapable de s’enivrer. Il n’a pas le moindre refuge, pas le moindre abri. C’est
pourquoi il est exposé à tout ce dont nous nous protégeons. Il est comme un
homme nu parmi des gens vêtus. Et ce qu’il dit, ce qu’il est, ce qu’il vit, ce
n’est même pas la vérité. C’est un être pur bien décidé à rejeter tous les artifices
qui lui permettraient d’exprimer la vie, sa beauté ou sa misère. Et son ascèse
est absolument sans héroïsme, ce qui la rend encore plus grande et plus haute. Tout
“héroïsme” est mensonge et lâcheté. Ce n’est pas un homme qui se sert de son
ascèse comme moyen vers un but, c’est un homme que sa terrible clairvoyance, sa
pureté et son inaptitude au compromis forcent à l’ascèse.
« Il existe des gens très avisés qui ne veulent pas non
plus faire de compromis. Mais ils mettent des lunettes magiques qui leur font
tout voir autrement que cela n’est. Et donc ils n’ont pas besoin de compromis. Alors
ils peuvent écrire vite à la machine et avoir des femmes. Il se tient auprès d’eux
et leur jette des regards surpris, tout comme il regarde également cette machine
à écrire et ces femmes. Il ne comprendra jamais comment les choses se passent.
« Ses livres sont étonnants. Mais lui, il est bien plus
étonnant encore [31] … »
*
La relation amoureuse entre Franz et Milena qui ne perdura, longtemps,
que sous forme épistolaire, finit par s’achever à la demande de Kafka. C’était
un homme gravement malade et la vitalité de Milena le faisait souffrir ; elle
exigeait tout son amour, y compris dans sa dimension physique qui effrayait
tant Kafka. Il suffit de lire les deux lettres de désespoir que Milena écrivit
à Max Brod après que Kafka eut exigé la rupture de leur relation pour mesurer
aussi bien la force de cette passion que l’impasse sur laquelle elle débouchait.
Voici cette première lettre :
« Cher docteur, pardonnez-moi, mais je ne suis pas
capable d’écrire en allemand. Mais peut-être savez-vous suffisamment le tchèque
pour me comprendre ; pardonnez-moi de vous importuner. Mais c’est que je
ne sais plus à quel saint me vouer. Mon cerveau ne supporte plus la moindre
pensée, la moindre impression, il n’enregistre plus rien, je ne sais rien, ne
sens
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