Milena
Un
homme jeune, sympathique, entra dans la pièce et Wilma, la très bourgeoise
Wilma, enregistra avec satisfaction qu’il avait d’excellentes manières
témoignant d’une bonne éducation qui n’était pas de surface. « Cet homme
était vraiment une bénédiction, après tous ces singes savants mal embouchés qui,
habituellement, entouraient Milena. On lui prêtait enfin l’attention qui
revient à toute femme, qui flatte toute femme… »
Un peu plus tard, Milena insista auprès de Wilma sur le fait
que Xaver n’était pas un aristocrate typique, mais au contraire un outsider
dans la noblesse. C’était un ancien officier autrichien qui s’était rendu en
Russie au temps de la révolution et de la guerre civile et y était devenu
communiste. Il introduisit Milena dans les milieux communistes. C’est en sa
compagnie que Milena rendit visite, en 1925, à sa bonne amie pragoise Alice
Gerstel qui était mariée avec Otto Rühle * et vivait, près de Dresde,
à Buchholz-Friedenwald. À cette époque, Milena avait décidé de tourner
définitivement le dos à Vienne. Rühle et sa femme vivaient alors dans une jolie
maison située sur une colline, non loin du Cerf blanc, à Hellerau. Tous deux
menaient une vie active et étaient fort sociables.
Otto Rühle, qui avait quelque vingt ans de plus que sa femme,
appartenait avant la Première Guerre mondiale à l’aile gauche du parti
social-démocrate d’Allemagne ; député au Parlement, il avait refusé, avec
Karl Liebknecht, de voter les crédits de guerre en 1914. En 1916, il avait pris
part à la fondation du Spartakusbund et, deux ans plus tard, en décembre 1918, à
la fondation du parti communiste d’Allemagne. Mais, militant de la gauche anti-autoritaire,
il entra un an plus tard en opposition avec le Parti et ne regagna jamais plus
le giron de quelque parti que ce soit. Dès cette époque, Rühle et ceux qui
partageaient ses idées soulignaient le danger qu’« en cas de victoire de
la révolution, la dictature de la classe soit remplacée par celle du Parti et
de sa direction ». Pourtant, Rühle demeura marxiste jusqu’à la fin de ses
jours et il consacra des dizaines d’années à écrire des sommes sur Marx. Son
dernier livre, Living Thoughts of Marxism, a été écrit en collaboration
avec Léon Trotski au Mexique où tous deux vivaient en émigration. Enseignant de
profession, Rühle consacra également de nombreux ouvrages d’orientation
marxiste aux questions pédagogiques. L’Enfant prolétaire, Comment s’y
prendre avec les enfants ?, L’Enfant à l’abandon, ce sont là quelques
titres parmi tous ceux qui composent son oeuvre très abondante.
Rühle partageait avec sa femme Alice (qui était une disciple
d’Alfred Adler, le théoricien de la psychologie individuelle) un autre centre d’intérêt
encore : la psychologie. Ils sont les auteurs de nombreux textes sur les
découvertes de la psychologie moderne, et ont notamment écrit un livre sur la
question.
Lorsque Milena et Xaver Schaffgotsch arrivèrent à Buchholz, en
1925, Rühle était propriétaire à Dresde de la maison d’édition « Am
anderen Ufer » (Sur l’autre bord), où étaient publiés nombre de ses écrits.
Alice, pragoise de la même génération que Milena et européenne cultivée comme
elle, donnait le ton dans la maison de Rühle. Il lui fallait, pour vivre, musique,
littérature et art. Montrant à l’occasion ses grandes connaissances en
architecture, elle faisait découvrir à ses hôtes les beautés du Dresde baroque,
allait avec eux au théâtre, dans les expositions, et Milena, qui avait beaucoup
d’affinités avec Alice, se sentait chez les Rühle comme chez elle. Elle demeura
près de dix mois avec Schaffgotsch à Buchholz.
À cette époque, outre son activité journalistique courante, Milena
travaillait à l’édition tchèque de Peter Pan que devait publier à la
Noël 1925 la Bibliothèque de la jeunesse de l’Akciová Tiskárna de Prague. Une
de ses connaissances pragoises, Jirka Malá, traduisait le livre en tchèque. Lorsqu’elle
eut achevé ce travail, Milena l’invita à venir en parler à Buchholz. La jeune
fille prit le train, attendant beaucoup de cette rencontre. À son arrivée à
Dresde, Milena et Schaffgostch l’accueillirent sur le quai. Jirka Malá, qui
était issue d’un milieu très conservateur, fut alors fort étonnée et
déconcertée lorsqu’elle vit le jeune aristocrate empoigner sa valise, la
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