Milena
m’aime, cela je le sais. Il est trop bon et trop pudique pour pouvoir cesser
de m’aimer. Il considérerait cela comme une faute. Il se considère toujours, en
effet, comme le coupable, le faible. Avec tout cela, il n’y a pas au monde un
seul être qui possède cette force extraordinaire qui est la sienne : ce
sentiment qui l’habite de l’irrévocable nécessité de la perfection, de la
pureté et de la vérité. C’est ainsi. Je sais jusque dans mon être le plus
intime que c’est ainsi. Simplement, je ne puis m’en rendre totalement
consciente. Lorsque je le pourrai, ce sera terrible. Je cours parmi les rues, je
reste toute la nuit à la fenêtre, parfois les pensées crépitent en moi comme
les petites étincelles qui jaillissent en tous sens lorsqu’on aiguise un
couteau, mon cœur est comme accroché à un hameçon, vous savez, un hameçon très
fin qui me déchire, m’inflige une horrible douleur, si aiguë, si fine [33] … »
La correspondance régulière entre Franz et Milena fut
interrompue à la demande de Kafka. Mais un passage de sa correspondance avec
Max Brod nous dit bien quels étaient ses sentiments pour Milena :
« Tu parleras avec M., moi je n’aurai plus jamais ce
bonheur-là. Si tu lui parles de moi, fais-le comme si j’étais mort, je veux
dire pour ce qui est de mon “dehors”, de mon “exterritorialité”. Quand
Ehrenstein * est venu me voir récemment, il m’a dit à peu près qu’en M. c’est
la vie qui me tend la main et que j’ai le choix entre la vie et la mort ; c’était
un peu emphatique (en ce qui me concerne moi, pas M.), mais vrai au fond, je
trouve seulement bête qu’il ait eu l’air de croire à une possibilité de choix
pour moi. S’il y avait encore un oracle de Delphes, je l’aurais interrogé et il
m’aurait répondu : « Le choix entre la vie et la mort ? Comment
peux-tu hésiter [34] ?” »
*
De temps à autre, Milena continua à envoyer des lettres et
des cartes postales à Kafka et elle le vit quelquefois à Prague, dans la maison
de ses parents. Kafka note à ce propos, le 19 janvier 1922, dans son journal :
« … tes dernières visites étaient, certes, affectueuses
et fières comme toujours, mais un peu lasses, un peu contraintes, comme les
visites qu’on fait aux malades.
« Cette impression est-elle juste ?
« As-tu trouvé dans le Journal quelque chose de
décisif contre moi [35] ? »
À en croire le Journal de Kafka, Milena lui a rendu
visite, pour la dernière fois, en mai 1922 ; mais certains disent qu’elle
l’a vu plus tard encore, alors qu’il était déjà gravement malade. Je ne sais
pas ce qu’il en est. Il est sûr qu’elle l’a aimé jusqu’à la fin. C’est ce que
montre l’article nécrologique profondément émouvant qu’elle écrivit lorsqu’il
mourut :
« FRANZ KAFKA. Avant-hier est mort au sanatorium de
Kierling à Klosterneuburg, près de Vienne, le D r Franz Kafka, écrivain
allemand vivant à Prague. Très peu de gens le connaissaient ici, car c’était un
ermite, un homme qui connaissait la vie et qu’effrayait la vie. Il souffrait
depuis des années déjà d’une affection pulmonaire et, bien qu’il se fît soigner,
on peut dire néanmoins qu’il encouragea spirituellement et favorisa
consciemment sa maladie. “Lorsque l’âme et le cœur ne peuvent plus supporter le
fardeau, le poumon en prend la moitié de façon que la charge se trouve au moins
répartie de façon plus ou moins équitable”, écrivit-il, un jour, dans une
lettre, et c’est de la sorte qu’il se comportait avec sa maladie. Elle lui
conférait une sensibilité confinant au miraculeux, une pureté spirituelle qui l’éloignait
de tout compromis jusqu’aux conséquences les plus effroyables ; inversement,
c’était un homme qui faisait peser sur sa maladie tout le poids de la peur de
la vie qui habitait son âme. Il était craintif, angoissé, doux et bon, mais les
livres qu’il écrivait étaient cruels et douloureux. Il voyait le monde rempli
de démons invisibles qui combattent et anéantissent un homme sans défense. Il
était clairvoyant, il était trop sage pour pouvoir vivre, et trop faible pour
combattre ; mais c’était là la faiblesse de l’homme noble, beau, qui n’est
pas apte à combattre la peur, les malentendus, l’absence d’amour et le mensonge
spirituel ; il était de ceux qui, depuis toujours, se savent impuissants, se
soumettent et, ce faisant, couvrent de honte
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