Milena
un diable qu’il se mit à pousser comme un porteur. Elle répondit à
ce qu’elle prit pour une manifestation excessive d’hospitalité par des
protestations irritées, déconcertée par « cette façon inouïe de jouer au
prolétaire » – comme elle se le dit alors, sans oser le formuler tout haut.
Mais Milena mit fin à cette situation délicate en lui racontant en riant que
Xaver et elle-même étaient des experts confirmés en matière de transport de
valises ; « c’est même, précisa-t-elle, en nous livrant à cette
activité que nous nous sommes rencontrés, devant la gare Franz-Joseph, à Vienne » ;
puis elle ajouta : « Xaver a une pratique encore plus ancienne que
moi, il a eu l’occasion, en Russie, de se prolétariser bien davantage encore
que moi, quand, à l’époque de la famine, il débarquait des balles des navires… »
Mais la naïve Jirka n’avait pas fini de s’étonner du nouveau
milieu dans lequel vivait Milena et de la façon dont elle changeait. Les débats
sur le marxisme faisaient partie de la vie quotidienne chez Rühle, et Milena, qui,
jusqu’alors, s’était totalement désintéressée de la politique, semblait non
seulement y trouver de l’agrément, mais manifestait de surcroît des
connaissances dans des domaines qui, pour la jeune Jirka, n’étaient que « de
l’hébreu ». Elle restait là, assise au milieu des autres, envahie de
sentiments d’infériorité et convaincue d’avoir profondément déçu Milena par son
ignorance.
Mais, à son grand soulagement, on passait alors à un autre
thème, les trois amies se mettaient à revoir ensemble la traduction de Peter
Pan. Jirka se retrouvait sur un terrain qu’elle connaissait bien. Elle
était tout particulièrement impressionnée par le sens de la langue
extraordinaire que manifestait Milena qui, sans savoir l’anglais, trouvait au
plus vite les équivalents appropriés en tchèque. Stimulées par ce travail, les
trois Pragoises commençaient à se souvenir de poèmes tchèques qu’elles aimaient
et à les déclamer à l’envi. Un soir, Xaver Schaffgotsch prit sa revanche en
montrant l’étendue de ses connaissances dans le répertoire de la poésie
allemande. Jirka apprit à cette occasion que Schaffgotsch écrivait des contes, mais
travaillait, à l’époque, à une pièce de théâtre qui fut publiée par la suite
aux éditions Malik. On s’intéressait donc à d’autres questions que « tout
ce fatras marxiste, communiste », constata alors Jirka, soulagée. Puis
arriva la soirée, le clou de la journée pour elle : on passa à la musique.
Jirka joua du violon, accompagnée alternativement par Alice et Milena ; il
s’avéra alors, à l’occasion des discussions qui s’ensuivirent, que Xaver avait
en musique des connaissances approfondies.
*
Milena s’était déjà fait un nom au fil des années de sa
collaboration au quotidien tchèque Tribuna en qualité de « correspondante
de mode à Vienne ». Mais, peu avant de partir à Dresde avec Xaver
Schaffgotsch, elle avait franchi un échelon en devenant collaboratrice du
journal du parti conservateur-national dont était membre Jan Jesensky, le Národní
Listy (Feuilles nationales) –, le professeur, à la faveur d’une réconciliation
provisoire avec sa fille, l’y avait recommandée. La considération générale que
valaient à Milena ses talents journalistiques remplissait de fierté son père
aussi bien que sa tante Ružena; sa collaboration à Národní Listy était
pour elle un triomphe. Pourtant, Milena ne devait absolument pas sa carrière à
l’appui de son père, mais bien à sa seule assiduité, à son énergie et à ses
dons. Elle-même n’avait pas très haute opinion de ce qu’elle écrivait. Voici
comment elle formulait ce jugement dépréciatif : « La seule chose que
je sache vraiment écrire, ce sont des lettres d’amour, en fin de compte, tous
mes articles ne sont rien d’autre que cela… »
Au fil des ans, la personnalité de Milena et ses talents d’écrivain
s’épanouirent. Le propos que nous venons de citer indique dans quelle direction
ces dons se développaient ; cela ne l’empêcha pas, pourtant, d’intituler
le livre qu’elle publia en 1926 – il s’agissait d’un recueil de ses feuilletons
– le Chemin de la simplicité. Mais ce petit livre avait une autre
particularité encore : c’était une sorte de « lettre au père »
et elle l’avait, d’ailleurs, dédié à son
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