Milena
« cher père ». Cette
dédicace exprime le désir de Milena de se réconcilier avec lui ; elle vint
le voir, le livre à la main, le priant de la comprendre en dépit de tout, dans
l’espoir que, contrairement au père de Kafka, il ne « le laisserait pas
sur la table de nuit » sans l’avoir ouvert.
Lorsqu’elle revint de Dresde à Prague en 1925, Milena reçut,
de façon tout à fait inopinée, un accueil presque triomphal. Quand elle avait
quitté sa ville natale en 1918, la « bonne société » nourrissait à
son égard les sentiments les plus contradictoires. Sa relation avec Staša, l’affaire
Veleslavin, sa manière étrange de s’habiller, tantôt vêtue de parures
flottantes, tantôt débraillée, avec des jupes et des corsages à la diable, et
puis, comble de tout, son mariage avec un « Juif allemand »… C’en
était trop ! Mais c’était une autre Milena qui revenait. D’une beauté
totalement épanouie, journaliste de mode réputée, courtisée par les meilleures
couturières et élégamment habillée, mais avec cette simplicité qui lui était
propre, et surtout : journaliste en renom au journal conservateur-national
le plus important de Prague, le Národní Listy. On se l’arrachait de
toutes parts. Elle recevait invitation sur invitation. Mais Milena ne se
montrait guère, elle refusait de se plier à ces obligations sociales. Elle n’honorait
de sa présence que les cercles intellectuels qu’elle fréquentait auparavant. C’est
en cette compagnie qu’elle se sentait à nouveau dans son élément. Elle retrouvait
à son café habituel, le Metro, ou encore au Národní Kavarna, au Slavia, faisant
parfois un détour par l’Unionka, écrivains, journalistes et intellectuels
tchèques, juifs et allemands. Elle travaillait avec grande ardeur et prenait
plaisir à l’existence. On comprend d’autant mieux l’état d’exaltation dans
lequel elle se trouvait alors si l’on se souvient qu’elle arrivait d’une Vienne
vouée à la misère et à l’indigence. Prague, par contraste, tentait de toutes
ses jeunes forces de rattraper le retard accumulé pendant trois cents ans d’immobilisme.
La bohème pragoise menait une existence des plus sociables. C’étaient les
débuts du jazz, et Milena, qui raffolait de danse, le préférait à tout. On se
rencontrait pendant la journée dans les cafés, le soir, on se voyait dans les
bars, chez les uns ou les autres. Contrairement à Vienne, Prague n’était qu’une
petite ville et, parmi la bohème, tout le monde se connaissait, tout le monde
fréquentait tout le monde. Milena avait beaucoup d’amis, mais il y avait aussi
des gens qui l’évitaient ou lui étaient hostiles.
Elle semblait vouée soit à être portée aux nues, soit à être
détestée. On ne pouvait être indifférent à son égard, tiède ou tolérant. Les
uns la comparaient à Atjka, l’héroïne du roman de Romain Rolland, l’Âme
enchantée, et d’autres colportaient des ragots venimeux sur son passé.
On ne pouvait en aucun cas caractériser Milena, après les
années difficiles qu’elle avait connues à Vienne, après la discipline et le
travail auxquels elle s’était astreinte pour se frayer son chemin à travers ces
difficultés, comme un être harmonieux. Milena avait une conception
chevaleresque de l’honneur qui l’apparentait à un Don Quichotte féminin. C’était
un être qui s’imposait et imposait aux autres des exigences morales élevées et
n’était pas prête à passer des compromis. Un tel être ne peut vivre que dans un
conflit permanent. C’était cela précisément qui la rendait aisément vulnérable
et souvent impatiente. À son irascibilité et son penchant pour l’ironie s’ajoutait
encore sa propension à se dresser contre toute forme d’injustice. Ce qui lui
valait, bien sûr, des inimitiés.
Voici un exemple qui montre combien Milena savait éviter de
s’abaisser au niveau de ses ennemis. Un poète tchèque, Nezval * (il
était communiste, extrêmement doué, mais faible de caractère), était de ceux
qui n’aimaient pas du tout Milena et elle le lui rendait bien, éprouvant même
une violente aversion à son égard. Un jour qu’il se trouvait invité chez des
gens, Nezval s’enivra complètement, commença à faire du scandale, entraînant
les invités dans une bagarre. On finit par le jeter à la porte. Il demeura là, étendu
sur le pavé, ivre mort. Personne ne se souciait de lui. Milena vint à passer
par
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