Milena
son pays, que ces employés étaient en fait
une « cinquième colonne » d'Hitler.
Même après l’occupation de la Tchécoslovaquie, Milena eut le
courage de s’entretenir avec des représentants de l’ennemi. Elle souhaitait les
connaître sans intermédiaire, explorer leur mentalité, aller au fond de l’argumentation
nazie, afin de pouvoir y répondre en toute connaissance de cause.
Après Munich, l’influence de Milena sur l’orientation de Přítomnost n’avait fait que croître ; cela tenait, entre autres, au fait que nombre
de ceux qui y travaillaient l’avaient quitté, à commencer par les Juifs ; il
y avait aussi ceux qui n’osaient plus manifester ouvertement leur opposition, ceux
qui préféraient se taire afin de ne pas tomber dans l’opportunisme, et enfin
ceux qui partaient à l’étranger à la recherche de la sécurité. Au cours des
sombres mois d’automne et d’hiver où prévalait le désespoir, Milena ne se
laissa pas submerger par le sentiment d’abandon général. Le besoin pressant de
trouver une issue, d’apporter secours et réconfort à ceux qui succombaient, fit
sourdre en elle un faisceau de nouvelles capacités. Ses articles donnaient
libre cours aussi bien à l’indignation morale qu’à l’exigence de justice et à
un humour intarissable ; elle y manifestait une grande aptitude à
dissimuler habilement, à procéder par astucieuses allusions, mais elle sut
faire montre aussi de courage et de combativité.
Quatre semaines avant l’invasion allemande, en février 1939,
elle répondit, dans un article intitulé « Comment s’y prendre avec les
Tchèques ? », à un texte provocateur écrit par un national-socialiste
allemand. Vingt-trois ans après la parution de cet article, un vieux Pragois
vivant déjà depuis des décennies en émigration le lut et, profondément
bouleversé, totalement incrédule, fit ce commentaire : « Comment se
peut-il que Frank [le mandataire de la Gestapo à Prague après l’invasion
allemande] n’ait pas fait emprisonner et fusiller Milena la première, en
réponse à cette attaque ? »
Sans doute Milena était-elle experte en matière de
camouflage, mais, dans cette polémique, elle sort de ses gonds. Avec une totale
impertinence, elle jette des vérités au visage du plumitif allemand en
reprenant ses slogans nazis et en les poussant jusqu’à l’absurde. Les gens d’aujourd’hui,
avant tout les jeunes pour lesquels l’époque hitlérienne appartient déjà à l’histoire,
tous ceux qui ne connaissent que par ouï-dire les dictatures communistes et
considèrent la liberté de pensée et la liberté de la presse comme allant de soi,
tous auront du mal à imaginer quel courage, quel mépris de sa propre sécurité
il fallait avoir à Prague, en 1939, pour écrire un article comme celui-ci :
« Un peuple s’adapte psychologiquement à la situation
politique réelle de son pays et l’on trouve des traces de cette adaptation en
chacun d’entre nous. Notre petit peuple de huit millions d’habitants […] a
développé une faculté que l’Europe ne nous connaît pas : une forme ou une
variante curieuse de courage. Notre courage s’exprime sous la forme d’une
patiente opiniâtreté, d’une obstination qui ne s’épuise jamais. Et il se peut
que ce soit cela précisément – le fait que nous devions davantage supporter que
combattre – qui ait aiguisé l’intelligence de chacun d’entre nous, développé en
nous l’aptitude d’apprécier une situation de façon réaliste – même si cette
faculté peut, au premier abord, passer pour de la docilité. Mais il s’agit d’une
docilité trompeuse, apparente seulement. Peut-être n’est-ce pas un idéal élevé,
satisfaisant : vouloir simplement survivre. Il se trouve pourtant
que nous n’en avons pas eu de plus grand jusqu’alors. Nous ne voulions rien d’autre
que vivre selon notre propre tempérament, conformément à notre propre nature, parler
la langue de nos ancêtres…
« Lorsqu’il m’arrive de regarder des photos de cette
grandiose époque, de Berlin, Vienne, Rome, des photos où l’on voit les gens
dressés comme des murs, des forêts de mains tendues, de drapeaux, de banderoles,
des colonnes en marche et des projecteurs qui jettent leurs lumières
aveuglantes, c’est toujours la même pensée qui me vient à l’esprit : pareille
chose ne serait pas possible chez nous. Je ne veux pas dire par là que nous n’en
serions pas
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