Milena
premiers Juifs de Tchécoslovaquie à subir ce sort. Six millions
de Juifs de toute l’Europe connurent le même destin. Lisant la lettre, Mařka
saisit aussitôt la portée de la nouvelle qui lui parvenait. Elle se cacha le
visage entre les mains et demeura longtemps ainsi, sans prononcer un mot. Et lorsqu'enfin
elle se leva, derrière son bureau, c’était une autre personne : elle était
comme éteinte. Quelques jours plus tard, on la trouva, un matin, morte dans son
lit. Attaque cardiaque – tel fut le diagnostic… Le chagrin où l’avait plongée
le destin de son malheureux peuple l’avait tuée.
Ne sombrons pas…
« Pourquoi ne puis-je prendre mon parti du fait qu’il n’y
a pas mieux à faire que de vivre dans cette tension de suicide constamment
différé ? (Tu m’as dit plusieurs fois quelque chose du même genre, et j’essayais
de me moquer de toi quand tu le faisais.) […] Que nous ayons dû connaître aussi
un tel accord dans le domaine des ténèbres, c’est le plus étrange de tout, et
je ne puis vraiment y croire qu’une fois sur deux [54] . »
Lorsque, à la Noël 1938, l’écrivain tchèque Karel Čapek
se coucha sur son lit de mort, des milliers de personnes eurent le sentiment
que sa mort était le symbole de l’effondrement de la République tchécoslovaque.
Čapek, dont les livres étaient connus dans le monde entier, apparaissait, de
par son caractère, ses qualités et ses particularités, comme un symbole de l’identité
tchèque. Après la mort du philosophe Thomas Masaryk, fondateur et premier
président de la République, qu’une amitié étroite liait à Čapek, celui-ci
devint une sorte d’incarnation, y compris au plan politique, de la démocratie
tchèque. Cette position en vue lui valut d’être plus que tout autre exposé au
flot des calomnies lors de l’effondrement de la Tchécoslovaquie. Ces attaques, anonymes
pour la plupart, dirigées contre l’ancien système démocratique auquel l’écrivain
tenait plus encore qu’à la prunelle de ses yeux, le blessèrent à mort.
Dans un article intitulé « Les derniers jours de Karel Čapek »,
Milena écrivait :
« Karel Čapek n’a jamais été vraiment bien portant.
Les personnes en mauvaise santé aiment la vie et craignent les maladies graves
d’une autre manière que celles qui sont bien portantes. Leur amour de la vie
est un amour humble, comme si elles se tenaient à plus grande distance de cette
vie que les autres et ne faisaient qu’en effleurer la splendeur et la magie. Leur
santé étant chancelante, leur cœur ressent la vie plus intensément et elles
perçoivent une beauté singulière là où d’autres ne voient que grisaille
quotidienne. Qu’un coup du sort les atteigne, leur première réaction sera tout
entière faite d’humilité. Elles se disent que c’est vraisemblablement dans l’ordre
des choses, qu’elles tiendront le coup longtemps encore.
« Aussi se replient-elles dans la solitude, afin de n’importuner
personne avec leur peine. Une maladie grave ne les fait pas réagir avec la rage
obstinée de celui qui est solide et en bonne santé, pour lequel elle s’apparente
à un coup frappé sur une chair vivante, saine. Elles se défendent en refusant
de prendre conscience de la maladie, elles se la cachent même, la transfèrent
du corps à l’âme et l’endurent comme un secret qu’il convient de taire pour l’empêcher
de faire surface.
« Peut-être Karel Čapek ne s’est-il couché que
lorsqu’il était déjà à l’agonie. Ses amis racontent qu’ils ont vu le moribond
aller du fauteuil au grand lit, faisant signe de la main au portrait de T.G. Masaryk
– une photo qu’il avait prise lui-même et qui était accrochée au mur. Il agita
la main comme le font les gens lorsque le train quitte la gare… Peut-être n’était-ce
qu’un mouvement de la main involontaire. Mais qui sait ce qui fait que les
mourants, comme les animaux, parviennent à exprimer la vérité avec plus de
force par le geste que par la parole ? Le poète mort emporta dans ses
doigts gourds la petite photo pour l’éternité et il est beau de s’imaginer, tout
comme un enfant, que c’est avec elle qu’il frappa à la porte du Ciel.
« Il se coucha pour mourir comme le fait un homme pieux.
Je ne sais pas si Karel Čapek croyait en Dieu. Mais c’était un homme
imprégné de foi religieuse, un homme qui avait soigneusement et subtilement
élaboré la hiérarchie de ses valeurs
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