Milena
appris. L’une d’entre elles nous enchantait tout
particulièrement : « Le vent m’a chanté une chanson, elle raconte l’histoire
d’un bonheur si beau… » Aujourd’hui encore, vingt ans après, cette mélodie
me replonge dans la première année de mon amitié avec Milena, en ce temps
irréel où, captives parmi les captifs, nous vivions dans notre propre monde, dans
un univers qui nous comblait. Chaque geste que nous faisions, chaque mot que
nous prononcions, chaque sourire que nous esquissions avait un sens. Toujours
séparées, et si proches l’une de l’autre pourtant, toujours dans l’attente d’une
brève rencontre ; même le brimbalement du petit train qui longeait le mur
du camp, pendant que nous subissions l’appel (Milena se trouvait alors à
quelques centaines de mètres de moi), était comme un tendre message circulant
de l’une à l’autre. Dans cette existence sans avenir, vouées au seul présent, nous
éprouvions avec tous nos sens les jours, les heures et les minutes.
Milena avait trouvé dans un journal qu’un SS avait oublié à l’infirmerie
la reproduction d’un tableau de Breughel, Retour de la chasse. Elle la
découpa et je la fixai au mur de la pièce de service de ma baraque. Contemplant
cette reproduction, nous commençâmes à nous griser de souvenirs d’images que
nous aimions.
Dans un feuilleton, Milena évoque ainsi sa perception des
images : « J’ai, sur mon bureau, la reproduction d’un tableau de
Gauguin. Elle est dans un coin, appuyée au mur. On y découvre un ciel immense, infini,
surplombant la mer et, au premier plan, trois hommes nus sur des chevaux, deux
Noirs et un Blanc. Ils vont faire boire leurs chevaux en traversant une herbe
haute. C’est un tableau simple, dépouillé, quelques traits seulement, avec
trois dos humains, trois arrière-trains d’animaux dont les muscles sont en
mouvement ; la mer, elle aussi, est réduite à une ligne. Mais tout cela
est si tendre que l’on ne peut contempler cette image sans une sensation
douloureuse du côté du cœur. C’est un tableau qui nous parle de terres
étrangères, d’un soleil inconnu et d’un homme qui voyait le monde en couleurs
si douces : le ciel rose tendre, la mer bleu d’azur et, au premier plan, trois
chevaux et trois hommes, comme une mélodie des couleurs, triste, mélancolique.
« Cette image, je ne l’aime pas seulement parce qu’elle
est belle, parce qu’elle me parle d’un monde lointain et de pays inconnus, mais
aussi parce qu’elle est une parcelle de notre monde auquel je suis si attachée,
une apothéose de couleurs somptueuses, une clameur, une expression parfaite de
l’univers comme totalité. Cette reproduction, je l’ai trouvée chez un petit
marchand de papier, elle était en vitrine, couverte de poussière, et ne m’a
coûté que dix couronnes. Mais elle m’a été source de bien davantage de joie qu’un
cadeau coûteux, qu’une image dans un cadre doré. Si un jour elle ne me plaît
plus, je l’enfermerai dans un tiroir de mon bureau. Et si, quelques mois plus
tard, elle me retombe entre les mains, elle réveillera en moi la sensation d’un
amour passé, le souvenir chargé de sentiments des jours que nous avons passés
ensemble.
« Tout au fond d’un des tiroirs de mon bureau, il y a
une autre image que j’ai découpée dans un illustré. On y voit un homme et une
femme marchant la main dans la main au bord de la mer, face au vent et au
soleil. C’est un tableau sans valeur, il n’a rien de beau, il est d’un mauvais
goût parfait. Pourtant, je ne trouverai jamais le courage de le jeter à la
corbeille à papier. C’est que s’y rattachent tous les sentiments nostalgiques d’une
petite fille de treize ans, toutes les idées extravagantes qu’elle se fait de
la vie ; quand je lui souris, c’est, par-delà l’âge adulte, à ma propre
jeunesse que je souris [68] . »
*
Il allait de soi qu’étant la plus robuste, je devais prendre
soin de Milena. Cela semble si simple. Mais, pour cela, il fallait enfreindre
sans cesse les règlements draconiens du camp, se lancer chaque fois dans une
entreprise risquée qui pouvait bien mal finir. Nous étions toutes tourmentées
par la faim. Celles qui, comme Milena, étaient physiquement affaiblies enduraient
les plus grandes souffrances. Aussi n’hésitais-je pas à voler pour elle à la
cuisine. Je le faisais aussi bien pour d’autres, pour les femmes de ma baraque.
Je parvins, avec
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