Milena
l’aide d’une jeune Polonaise chargée de la distribution du
pain, à mettre en place un système compliqué consistant à embrouiller et
falsifier le décompte des pains, si bien que nous pouvions voler chaque jour
plusieurs pains sous le nez de la surveillante SS chargée du contrôle de cette
opération. Bien sûr, répartis entre presque trois cents personnes (l’effectif
de la baraque), ces quelques pains étaient une goutte d’eau dans la mer. Pour
Milena, je me frayai même un chemin jusqu’aux cuisines du camp et y dérobai de
la margarine sur une table, en dépit de la présence d’une surveillante. Je
rapportais avec la plus extrême prudence et les ruses les plus raffinées le
produit de mes larcins à la baraque ; Milena, elle, me dépassait de loin
en audace. Un matin, alors que tout le monde était au travail et que l’allée du
camp était déserte, elle apporta une écuelle pleine de café au lait sucré – c’était
le cadeau d’une Polonaise qui travaillait à la cuisine ; elle fit donc le
long chemin séparant l’infirmerie de ma baraque, tenant prudemment le récipient
en équilibre pour ne pas en renverser le contenu précieux, afin de m’offrir ce
merveilleux breuvage. Ce faisant, elle s’exposait au danger, un peu à la
manière d’un funambule : tout faux pas susceptible de la faire prendre eût
été synonyme de dénonciation, coups, prison du camp et autres horreurs pires
encore.
La combinaison de monotonie et de menace permanente qui
tissait l’atmosphère du camp accroissait l’intensité des amitiés authentiques
existant parmi les détenues. C’est que nous étions livrées au destin plus
encore que peuvent l’être des naufragés. Les SS avaient droit de vie et de mort
sur nous, et chaque jour pouvait être le dernier. Dans cette situation se
développaient en nous des forces, intellectuelles, spirituelles et physiques, qui,
dans le cours normal de l’existence, demeurent la plupart du temps enfouies. Dans
cette atmosphère mortelle, le sentiment d’être nécessaire à un autre être était
le plus grand bonheur concevable, il donnait un sens à la vie, il donnait la
force de survivre.
Une jeune Tchèque, Anička Kvapilová, qui, auparavant, dirigeait
la section musique de la bibliothèque municipale de Prague, fut déportée à
Ravensbrück en octobre 1941. La journaliste Milena Jesenská, cela représentait
quelque chose pour elle ! Qui ne connaissait pas son nom à Prague ! Mais
ce n’est qu’au camp qu’elle fit sa connaissance. Révélateur est ce qu’Anička
écrit sur sa première impression de Milena : « Je me trouvais parmi
un groupe de nouvelles venues tchèques, à l’entrée de l’infirmerie. Nous y avions
été dirigées afin d’y subir l’examen médical d’entrée au camp. Abattues et
chavirées par nos premières impressions du camp, par l’horreur que nous y découvrions,
tenaillées par la peur, nous attendions la prochaine torture. Et voici que Milena
apparaît à la porte, en haut de l’escalier, et nous lance, avec un geste
aimable de la main : “Je vous souhaite la bienvenue, les filles !”
Cela venait du fond du cœur, comme si elle invitait chacune d’entre nous à
entrer chez elle, à la manière d’une hôtesse accueillant ses amis. Je ne
pouvais comprendre comment elle réussissait à adopter une telle attitude, je levai
les yeux vers elle et vis ses cheveux brillants, tirant sur le roux, qui lui
faisaient comme une auréole autour de la tête. Je n’oublierai jamais ce que je
ressentis alors. C’était la première véritable manifestation d’humanité au
milieu de toute cette inhumanité… »
« Une triste époque point à l’horizon … »
« Toujours ce parfait naturel avec lequel le nécessaire
arrive de toi [69] . »
L’été 1941 fut torride. Les SS avaient déjà instauré le
travail de nuit dans les ateliers de couture et l’épuisement, la sous-nutrition
des détenues étaient de plus en plus manifestes. Les femmes avaient les jambes
enflées, couvertes de furoncles et d’ulcères. Quelques cas de paralysie
apparurent. Il se peut que les premières femmes qui en furent affectées aient
été victimes du traitement de la syphilis administré par le médecin SS Sonntag…
Quoi qu’il en soit, ce n’est que lorsque douze détenues sont atteintes de
paralysie que l’on commence à y prêter attention. Le commandant du camp Kögel l’apprend
et fait de violentes scènes au médecin SS.
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