Milena
jour, elle écrivit une sorte de
préface au livre que nous devions écrire. Je me refusai à la jeter, je voulais
absolument la cacher. Mais Milena me menaça de ses foudres au cas où je m’y
risquerais. Je ne me résolus en fin de compte à détruire ce document que
lorsque je me fus convaincue que je risquais, en le conservant, de la mettre en
danger. C’est ainsi que pas une seule ligne de ce que Milena a écrit à
Ravensbrück n’a été conservée. Un jour, je m’en désespérais, me plaignant de ce
que tout cela se perdait. Mais Milena se moqua de moi : « Je récrirai
tout ça dès que nous sortirons du camp. Je suis une vraie pisse-copie… »
Milena n’était pas toujours aussi optimiste en ce qui
concernait ses futurs travaux. Comme nombre de journalistes, elle avait l’ambition
d’écrire un jour autre chose que des feuilletons et des articles de journaux. Elle
souffrait souvent à l’idée qu’elle n’aurait peut-être plus la possibilité d’effectuer
un travail littéraire correspondant aux capacités qu’elle sentait exister en
elle. Fréquemment elle me demandait : « Crois-tu que je pourrai
encore faire quelque chose ? Ou bien ai-je vainement gaspillé mon
existence ?… » ; puis elle ajoutait, suscitant mes protestations :
« Toi, tu n’as pas à te faire ce genre de reproches. Tu as vraiment vécu
et c’est beaucoup plus important que tout mon griffonnage… » « Combien
j’envie des personnes comme ta mère qui ont élevé cinq enfants. C’est cela une
vie comblée… »
Au cours de ces calmes semaines de quarantaine, j’eus une
fois avec Milena une discussion sur la poésie et la prose. Milena était
fortement attachée à la poésie de son pays, qui avait profondément marqué son
évolution ; pourtant, elle me stupéfia, lorsque je lui avouai mon penchant
pour la poésie, en me disant que le temps de la poésie était révolu et que
seule une prose sobre avait encore quelque titre à exister ; il n’y avait
rien pour elle qui surpassât la prose de Kafka.
Au bout de deux semaines prit brusquement fin le bon temps de
la quarantaine. Mandé par quelque autorité, un autre médecin SS, spécialiste, lui,
de la poliomyélite, fit son apparition. Il s’avéra alors que la paralysie était
une psychose de masse. Le D r Sonntag se vengea d’avoir été tourné en
ridicule. On fit passer du courant électrique dans le corps des paralysées :
elles bondirent et filèrent. Lorsque les autres malades entendirent parler de
ce traitement, elles prirent peur et retrouvèrent la capacité de se mouvoir. Seules
quelques infortunées atteintes de rhumatisme articulaire aigu ou de syphilis ne
furent pas guéries par cette méthode.
*
C’est en 1941 que parut le premier « livre » à
Ravensbrück. C’est Anička Kvapilová qui l’avait conçu, et il était dédié à
Milena. C’était une anthologie de poésie tchèque, écrite au crayon noir sur du
papier volé, soigneusement reliée dans de l’étoffe de mouchoir volée et
coloriée en bleu clair avec de la craie de couturier.
Mais on n’en resta pas à ce premier « livre ». Anička
ne pouvait s’arrêter, il fallait qu’elle produise, bien qu’elle s’exposât ainsi
à un danger constant. Elle écrivait et conservait – elle était la seule à le
faire dans le camp – un journal intime, elle recueillait les chansons des
nations rassemblées à Ravensbrück ; l’une de ses œuvres les plus émouvantes
fut un petit volume contenant des chansons de Noël en plusieurs langues, qu’elle
avait apprises en écoutant les détenues. La musique et les textes de chaque
chanson étaient soigneusement consignés ; il y avait à la fin de chacune d’entre
elles une vignette destinée à l’illustrer. Un des livres suivants s’appelait « Livre
de chant des affamés », c’était un recueil de recettes de cuisine de tous
les pays, recouvert avec beaucoup d’amour d’un velours bleu prélevé sur l’étoffe
de la robe de bal d’une surveillante SS dans l’atelier de couture privé des SS.
Anička ne se contenta pas de mettre sur pied sa propre
bibliothèque, elle rassemblait tout ce que créaient les Tchèques de Ravensbrück
et le conservait dans une grande boîte en carton pour laquelle elle devait
toujours trouver de nouvelles cachettes et qu’elle traînait donc partout avec
elle, comme fait une chatte avec ses petits. Cette boîte fut l’objet d’une
sérieuse dispute entre elle et
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