Milena
colonne de détenues, veillait à ce qu’y règne une
discipline rigoureuse et faisait montre dans son travail de telles qualités que
le SS qui dirigeait l’atelier de couture dit un jour : « Si je n’avais
pas la Wiedmaier, c’est toute la boutique qui serait en panne ! » Et
comme nous lui demandions pourquoi elle faisait tant de zèle, elle nous fit
cette réponse étonnante : « Qu’est-ce que vous voulez ? Moi, j’ai
le sens du devoir, il faut que je travaille » Mais elle ne se contentait
pas de satisfaire aux exigences de son « sens du devoir » ; le
travail qu’elle effectuait lui apportait de surcroît de nombreux avantages. Elle
repoussait fermement l’idée que l’on doive saboter, se rebeller contre le
travail d’esclave.
Olga Körner, une belle femme déjà âgée, aux cheveux blancs, travaillait
à la table d’assemblage de l’atelier de couture ; les différentes pièces
de tissu y étaient disposées comme il convient avant d’être cousues. Elle était
aussi membre du KPD, cela faisait des années qu’elle était en prison. Mais
contrairement à Maria Wiedmaier, Olga ne tirait aucun avantage du travail
difficile, épuisant qu’elle effectuait et auquel elle se consacrait corps et
âme. Pendant les onze heures que durait sa journée de travail, elle ne cessait
de courir d’un endroit à l’autre, infatigable. Elle courait à l’atelier de
coupe, débattait, pleine d’empressement, avec les surveillantes ou les SS de
telle ou telle question concernant la coupe des uniformes SS.
Lorsque je travaillai à l’atelier de couture, j’eus l’occasion
de parler avec elle. Au début, je crus que c’était un peu par hasard qu’Olga ne
me parlait que des problèmes et des difficultés qu’elle rencontrait dans son
travail à la table d’assemblage. Mais ensuite, il me fallut bien admettre qu’il
n’existait plus pour elle qu’un sujet de conversation : les coupes qui
étaient mal adaptées les unes aux autres, la confusion régnant dans le choix
des différentes couleurs de camouflage, les négligences constatées à l’atelier
de coupe, les félicitations ou les remarques dépréciatives de tel ou tel SS – sans
parler de sa propension à évoquer sans cesse le zèle infatigable qu’elle
déployait et la façon impeccable dont elle accomplissait les tâches qui lui
étaient confiées. Les détenues communistes avaient toutes les qualités requises
pour le travail d’esclave.
Milena eut elle aussi l’occasion de s’en rendre compte. Les
communistes tchèques travaillant à l’infirmerie ne cessaient de la traiter de paresseuse
ou – ce qui montre parfaitement l’état de déchéance morale dans lequel elles
étaient tombées – de simulatrice. Elle n’était pas malade le moins du monde, affirmaient-elles,
elle voulait simplement se défiler, ne pas travailler.
*
Les fenêtres du bureau où Milena travaillait à l’infirmerie
donnaient sur la place du camp. De sa table, Milena pouvait voir la grande
porte de fer qui nous séparait de la liberté. De nombreuses détenues
travaillaient dans cette pièce. Mais Milena avait nettement imprimé sa note
personnelle au coin où elle était installée. Sur la table, il y avait une fleur
dans un récipient qui tenait lieu de vase, une petite boîte en carton pour les
crayons dans laquelle se trouvait un… bouton en verre taillé. Lorsque le soleil
brillait, il faisait apparaître comme par enchantement sur ce morceau de verre
les plus belles couleurs de l’arc-en-ciel. Cela nous ravissait, les
circonstances nous rendaient modestes. Au mur, près de la fenêtre, il y avait
une photo de Prague et un chromo, sans doute tiré d’un calendrier SS, représentant
un paysage de campagne, avec des montagnes, vu d’une fenêtre largement ouverte.
Mais ce qui nous attirait, Milena et moi, dans cette image, c’était un rideau
blanc, légèrement gonflé par le vent… Lorsqu’on vit dans la nostalgie de la
liberté, il suffit d’un petit morceau de rideau sur une mauvaise reproduction
pour que le cœur déborde.
Que d’images de la liberté avions-nous préservées, sauvées, dans
notre isolement ! Des souvenirs de livres, de bonne musique, de films, de
chansons à succès, de « rengaines sentimentales » que Milena aimait
beaucoup, comme elle me l’avoua en confidence. J’avais quitté l’Europe
occidentale dès 1935, je ne connaissais pas les nouvelles chansons à la mode. C’est
au camp que je les
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