Moi, Claude
sortir de la maison son énorme corps – tout en chair massive, sans hydropisie. Dans son testament elle me rendait un curieux hommage : « Les gens peuvent dire ce qu’ils voudront, mais Claude n’est pas un imbécile. » Elle me laissait une collection de gemmes grecques, des broderies persanes et son portrait de Numantine.
23
Tibère et Livie ne se voyaient plus. Livie avait offensé Tibère en plaçant son nom avant le sien à la consécration d’une statue d’Auguste. Pour se venger, il fit la seule chose qu’elle ne pouvait même pas faire semblant de pardonner : des ambassadeurs d’Espagne ayant proposé de leur élever un temple à tous deux, il refusa net. Il dit au Sénat qu’il avait pu, dans un moment de faiblesse, permettre de dédier un temple en Asie « au Sénat et à son chef » et même de faire figurer sur l’inscription dédicatoire le nom de Livie. Mais autoriser sa propre déification et celle de sa mère, c’était vraiment aller trop loin.
Pas un mot de l’opinion de Livie. Et la veille encore, il avait refusé de nommer un juge désigné par elle à moins de pouvoir ajouter à la nomination : « Choisi par ma mère, Livie Augusta, à l’importunité de laquelle j’ai été forcé de céder en dépit de mon propre jugement. »
Peu de temps après, Livie invita les patriciennes à une fête qui dura toute la journée. Il y eut des jongleurs, des acrobates, une audition poétique, des gâteaux, des liqueurs, et un beau bijou pour chacune des invitées. Pour terminer la fête, Livie donna lecture de plusieurs lettres d’Auguste. Elle avait maintenant quatre-vingt-trois ans ; sa voix était faible et ses S sifflants mais pendant une heure et demie elle tint ses auditrices en haleine. Les premières lettres qu’elle lut parlaient de politique et semblaient mettre Rome en garde contre l’état actuel des affaires. Certaines remarques paraissaient faire allusion aux procès de haute trahison :
« J’ai dû me défendre par voie légale contre toutes sortes de calomnies, mais j’espère, chère Livie, éviter le ridicule d’accuser de trahison l’historien, le caricaturiste ou le faiseur d’épigrammes qui me prendront pour cible. Mon père, Jules César, pardonna au poète Catulle les plus dégoûtantes pasquinades. « Cherches-tu, lui écrivit-il, à prouver par là que tu n’es pas un flatteur servile comme la plupart des poètes ? Eh bien, c’est fait, et tu peux maintenant retourner à des sujets plus poétiques que les anomalies sexuelles d’un homme d’État sur le retour. En attendant, veux-tu venir dîner demain et amener tel ami qu’il te plaira ? » Catulle vint dîner, et ils devinrent les meilleurs amis du monde. Se servir de la loi pour venger de menues injures personnelles, c’est faire un aveu public de faiblesse, de mesquinerie et de lâcheté. »
Il était aussi question des mouchards. « À moins d’être bien convaincu qu’un délateur ne peut tirer aucun profit direct ou indirect de ses accusations, mais agit uniquement par esprit social et patriotique – non seulement je n’accorde aucune valeur à son témoignage, mais je fais à son nom une marque noire et ne donne plus jamais à cet homme aucune mission de confiance… »
Livie avait gardé pour la fin les lettres les plus révélatrices. Elle possédait des dizaines de milliers de lettres d’Auguste, échelonnées sur une période de cinquante-deux ans, cousues sous forme de livre et pourvues d’un index. Il s’agissait de Tibère : d’abord de la conduite répugnante de l’enfant, puis de l’impopularité de l’adolescent parmi ses camarades de classe, ensuite de l’avarice et de la morgue du jeune homme. La phrase : « Si ce n’était ton fils, ma chère Livie… » revenait souvent, avec une irritation croissante. Plus tard on trouvait des allusions à la sévérité brutale du jeune officier – « presque un encouragement à la mutinerie » – et à son habitude de temporiser au moment de l’attaque, avec des comparaisons désobligeantes entre ses méthodes et celles de mon père. Puis venait un refus irrité de considérer Tibère comme un gendre possible, avec la liste de ses vices à l’appui. D’autres lettres se rapportaient à la douloureuse histoire de Julie et exprimaient à l’égard de Tibère une horreur et un dégoût presque maladifs. Une des plus importantes parlait de son rappel de Rhodes :
« Ma bien chère
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