Moi, Claude
Livie,
« À l’occasion du quarante-deuxième anniversaire de notre mariage, je viens te remercier de tout mon cœur des services extraordinaires que tu as rendus à l’État depuis que nous combinons nos efforts. Si on me nomme « Père de la Patrie », il me paraît absurde qu’on ne te nomme pas, toi, « Mère de la Patrie » ; car ton mérite, je le jure, est certainement le double du mien. Pourquoi me demandes-tu d’attendre encore quelques années avant de prier le Sénat de t’accorder cet honneur ? La seule façon dont je puisse te prouver toute ma confiance et reconnaître ta fidélité désintéressée et ta profonde sagesse est de céder enfin à tes supplications en ce qui concerne le rappel de Tibère. Mais j’avoue que celui-ci continue à m’inspirer la plus profonde répugnance, et je prie le Ciel de faire qu’en te cédant je ne cause pas un tort durable à la République… »
Pour finir venait une lettre écrite environ un an avant la mort d’Auguste :
« En discutant hier de politique avec Tibère, ma bien chère femme, j’ai éprouvé soudain un sentiment de désespoir à la pensée que Rome était destinée à être fixée par ces yeux exorbités, frappée par ce poing noueux, mâchée par ces mâchoires paresseuses et piétinée par ces pieds monstrueux… Mais c’était compter sans toi et sans notre cher Germanicus. J’espère qu’après ma mort Tibère se laissera guider par vous en matière de gouvernement ; j’espère aussi que l’exemple de Germanicus l’obligera à garder dans sa vie au moins un semblant de décence. Sinon, je te le jure, je n’hésiterais pas, même aujourd’hui, à le déshériter et à demander au Sénat de lui retirer tous ses titres. C’est une bête brute : il lui faut des gardiens. »
Quand Livie eut terminé elle se leva et dit : « Peut–être, mesdames, sera-t-il préférable de ne pas parler à vos maris de ces lettres… singulières. À vrai dire, quand j’ai commencé, je ne me rendais pas compte moi-même à quel point elles l’étaient. Si je vous demande cela, ce n’est pas pour moi, mais pour le salut de l’Empire. »
Tibère apprit l’histoire de la bouche de Séjan au moment où il se disposait à prendre son siège au Sénat : il devint presque fou de honte, de fureur et de crainte. Cet après-midi-là, il avait à juger une accusation de trahison portée contre Lentulus, un des pontifes qui s’étaient rendus suspects à ses yeux dans l’affaire des prières pour Néron et Drusus. Lentulus était un bon vieillard, connu pour sa douceur effacée – on le surnommait « le Mouton ». En apprenant qu’on l’accusait de comploter contre l’État, il éclata de rire. Tibère, déjà égaré, perdit tout à fait la tête et s’écria, presque en larmes : « Si Lentulus me hait aussi, je ne suis pas digne de vivre. »
Gallus lui répondit : « Courage, Majesté ! – pardon, j’oubliais que le titre te déplaît – courage, voulais-je dire, Tibère César ! Lentulus ne riait pas de toi, mais avec toi. Il se réjouissait, lui aussi, de voir que pour une fois on présentait au Sénat une accusation absolument dénuée de fondement. » Lentulus fut acquitté. Mais Tibère ne pouvait croire qu’il ne gardât aucun ressentiment contre lui.
Pendant deux mois entiers il ne reparut pas au Sénat : il n’osait plus regarder les sénateurs en face depuis qu’il savait que leurs femmes avaient eu connaissance des fameuses lettres. Séjan lui suggéra qu’il serait bon pour sa santé de quitter Rome pendant quelque temps et de se retirer dans une de ses villas, à l’abri des bruits de la ville. Tibère suivit le conseil. Quant à sa mère, il la mit pour ainsi dire à la retraite, fit disparaître son nom des documents officiels et supprima les honneurs qu’on lui rendait. Mais il n’osa pas se venger d’une manière plus directe : il savait qu’elle avait toujours en sa possession la lettre de Rhodes où il lui jurait obéissance pour la vie, et qu’elle était bien capable d’en donner lecture, même au risque de laisser soupçonner la vérité sur le meurtre de Caius et de Lucius.
Comme on va voir, l’admirable vieille n’était pas encore battue. Un beau jour, je reçus un billet d’elle : « La noble Livie Augusta espère que son cher petit-fils Tibère Claude est en bonne santé et le prie de venir dîner avec elle le jour de son anniversaire. » Je n’y
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