Moi, Claude
Rome. On l’accusa d’avoir causé la mort d’Arruntius et de plusieurs innocents. Caligula affirma en outre qu’il avait joué le rôle de proxénète en le poussant dans les bras de sa femme – tentation à laquelle, il l’avouait, sa jeunesse et son inexpérience avaient failli le faire succomber. Macro et sa femme se tuèrent. Je fus assez surpris de voir Caligula se débarrasser d’eux à si bon compte.
Un jour, en tant que Grand Pontife, il célébrait un mariage entre un membre de la famille Pison et une femme du nom d’Orestille. Celle-ci lui plut : après la cérémonie, pendant que presque toute la haute noblesse de Rome, rassemblée pour les noces, se livrait aux réjouissances habituelles, il interpella tout à coup le mari : « Hé là, seigneur, cesse d’embrasser cette femme ! c’est la mienne. » Il se leva et au milieu d’un silence stupéfait ordonna aux Gardes de se saisir d’Orestille et de la conduire au palais. Personne n’osa protester. Le lendemain il épousa Orestille : son mari dut assister au mariage et la remettre lui-même entre ses mains. Caligula écrivit au Sénat qu’il venait de célébrer un mariage à la manière de Romulus et d’Auguste – il faisait, je pense, allusion à l’enlèvement des Sabines et au mariage d’Auguste avec ma grand-mère en présence du mari de celle-ci. Deux mois plus tard il répudiait Orestille et la bannissait ainsi que son premier mari sous prétexte qu’ils l’avaient trompé ensemble. Elle fut envoyée en Espagne, lui à Rhodes.
Drusilla mourut. Pour moi, sans en avoir la preuve, je suis certain qu’elle fut tuée par Caligula. À cette époque, quand il embrassait une femme, il disait : « Ce cou si joli, si blanc, je n’ai qu’un mot à dire, et pfft ! coupé ! » Parfois, quand le cou était particulièrement blanc et joli, il ne pouvait résister à la tentation de dire le mot et de changer sa vantardise en réalité. Pour Drusilla, je pense qu’il la frappa lui-même. En tout cas personne ne fut admis à voir son cadavre. Il affirma qu’elle était morte de consomption et lui fit des funérailles magnifiques. Elle fut déifiée sous le nom de Panthée, eut ses temples, ses prêtres et ses prêtresses choisis dans l’aristocratie, sa fête annuelle, plus splendide que toutes celles du calendrier. Un homme reçut dix mille pièces d’or pour avoir vu son esprit reçu au Ciel par Auguste. Pendant les jours de deuil ordonnés en son honneur par Caligula, c’était un crime capital que de rire, de chanter, de se raser, d’aller au bain, ou même de dîner en famille. Les tribunaux étaient fermés ; on ne célébrait pas de mariages ; les troupes elles-mêmes n’allaient pas à l’exercice. Caligula fit exécuter un homme pour avoir vendu de l’eau chaude dans la rue, un autre pour avoir exposé des rasoirs à vendre.
La tristesse provoquée par cet état de choses était si profonde qu’il ne put la supporter lui-même (ou était-ce le remords ?) ; bref, un soir, il quitta la ville et descendit vers Syracuse sous la seule escorte d’une garde d’honneur. Mais il n’alla pas plus loin que Messine, où la vue d’une petite éruption de l’Etna lui causa une telle frayeur qu’il tourna bride sur-le-champ. De retour à Rome il rétablit les réjouissances habituelles : combats de gladiateurs et de bêtes fauves, courses de chars. Puis il se souvint tout à coup que les citoyens qui avaient offert leur vie en échange de la sienne pendant sa maladie ne s’étaient pas encore tués : il les obligea à le faire, non seulement par principe et pour leur éviter le péché de parjure, mais surtout pour empêcher la Mort de revenir sur le marché qu’ils avaient passé avec elle.
Quelques jours plus tard, à souper, je parlais après boire de l’hérédité de la beauté féminine, soutenant avec exemples à l’appui qu’elle sautait habituellement une génération. J’eus le malheur d’ajouter : « Ainsi la plus belle femme de Rome au temps où j'étais enfant a reparu, trait pour trait, en la personne de sa petite-fille, Lollia, la femme du gouverneur actuel de la Grèce. » Caligula intrigué m’interrogea à son sujet. Loin de me rendre compte que j’en avais déjà trop dit, je renchéris encore. Le soir même Caligula écrivit au mari de Lollia de rentrer à Rome pour y recevoir un honneur insigne. Cet honneur se trouva consister à répudier Lollia et à la donner en mariage à
Weitere Kostenlose Bücher