Moi, Claude
dragon apprivoisé ; Caligula, lui, avait un étalon favori. À l’écurie on l’appelait Porcellus (cochonnet), mais Caligula, ne trouvant pas le nom assez distingué, le rebaptisa Incitatus, c’est-à-dire le Rapide. Caligula l’aimait si follement qu’il le nomma d’abord citoyen romain, puis sénateur ; finalement il l’inscrivit sur la liste anticipée des Consuls. Incitatus possédait sa maison et ses domestiques. Il avait une chambre à coucher en marbre, avec un lit de paille qu’on lui changeait tous les jours, un râtelier d’ivoire, un seau d’or, des peintures d’artistes fameux sur les murs. Chaque fois qu’il gagnait une course il était invité à dîner avec nous, mais il préférait un bol d’orge à la viande et au poisson que Caligula ne manquait pas de lui offrir. Nous devions boire à sa santé vingt fois de suite.
L’argent filait de plus en plus vite, et Caligula décida enfin de faire des économies. « À quoi bon, dit-il, mettre les gens en prison pour faux ou pour vol ? Ils ne s’y trouvent pas bien et ils me coûtent cher. D’autre part, si je les relâche, ils reprendront la série de leurs crimes. Il faut que j’aille m’occuper de cela sur place. » Ainsi fut fait. Il choisit ceux qu’il considérait comme les criminels les plus endurcis et les fit exécuter : on coupa leur chair en morceaux pour en nourrir les bêtes sauvages destinées à l’amphithéâtre, ce qui faisait deux économies au lieu d’une. Chaque mois, désormais, il fit ainsi le tour des prisons. La criminalité diminua légèrement. Mais un jour son trésorier, Calliste, vint lui annoncer qu’il ne restait plus dans le Trésor qu’un million de pièces d’or, et dans la cassette privée un demi-million seulement. Caligula se rendit compte alors que les économies ne suffisaient pas : il fallait augmenter les revenus. Il commença à trafiquer des charges et des monopoles : c’était productif, mais ce n’était pas suffisant. Alors, comme l’avait prévu Calpurnia, il chargea des mouchards d’accuser les citoyens riches de crimes réels ou imaginaires, afin de confisquer leurs biens. Il avait aboli la peine capitale pour trahison au moment de son accession à l’Empire, mais il restait suffisamment d’autres crimes passibles de la peine de mort.
La première fournée de condamnations fut célébrée par un combat de bêtes fauves particulièrement magnifique. Mais la foule était de mauvaise humeur et refusait de s’intéresser au spectacle. Les huées et les grognements se succédaient. Tout à coup, à l’extrémité de l’arène la plus éloignée de la loge de Caligula, un cri retentit : « Plus de mouchards ! » Caligula chercha à imposer le silence, mais les cris couvrirent sa voix. Il envoya alors des Gardes armés de bâtons à l’endroit où on criait le plus fort : ils distribuèrent quelques horions sur la tête des mécontents, mais le tapage recommença aussitôt d’un autre côté avec plus de violence. Caligula prit peur et quitta l’amphithéâtre à la hâte en me chargeant de présider à sa place. Je m’en serais bien passé : ce fut un grand soulagement pour moi, quand je me levai, de voir que la foule m’accordait une attention courtoise, il y eut même quelques cris de Feliciter, ce qui signifie « bonne chance ». Mais ma voix portait mal : je n’étais pas comme Caligula, qui pouvait se faire entendre d’un bout à l’autre du Champ de Mars. Il me fallut trouver quelqu’un pour répéter ce que j’avais à dire. Mnester se proposa, et mon discours, dans sa bouche, parut bien meilleur qu’il ne l’était en réalité.
J’annonçai d’abord que l’Empereur venait malheureusement d’être rappelé au palais par une affaire importante. Tout le monde rit : Mnester fit quelques beaux gestes pour illustrer l’importance et l’urgence de cette affaire d’État. J’ajoutai que les devoirs de la présidence retombaient sur mon indigne et malheureuse personne. Le haussement d’épaules impuissant de Mnester et le petit geste de son index sur sa tempe exprimèrent mon sentiment à merveille. Puis je proposai : « Continuons les Jeux, mes amis. » Mais le même cri s’éleva : « Plus de mouchards ! – Et si l’Empereur y consent, demandai-je, qu’arrivera-t-il ? Y aura-t-il quelqu’un pour les moucharder à leur tour ? » Rien ne me répondit qu’un bourdonnement confus. « Qu’y a-t-il de pire, continuai-je, un
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