Moi, Claude
bègue. Livie et moi hésitions même, par délicatesse, à le fiancer. Mais si ta petite-fille, de son plein gré…
— Elle m’en a parlé, dit Médullinus. Elle a bien réfléchi : elle trouve Tibère Claude modeste, franc et bon. Elle dit qu’il n’est sourd que d’un côté, qu’étant infirme il n’ira pas à la guerre…
— Ni courir après les autres femmes, plaisanta Auguste. La petite coquine a sans doute deviné qu’il n’est pas estropié de cette partie du corps à laquelle s’intéresse particulièrement une honnête épouse. Pourquoi, après tout, n’aurait-il pas des enfants parfaitement sains ? Bucéphale, mon vieil étalon boiteux, a engendré plus de champions qu’aucun cheval à Rome. Plaisanterie à part, Médullinus, ta maison est des plus honorables et la famille de ma femme sera fière de s’allier à elle. Veux-tu vraiment de ce mariage ?
Médullinus répondit que la jeune fille pouvait faire bien pis, sans parler de l’insigne honneur d’entrer dans la famille du père de la patrie.
Or, Médullina Camille, sa petite-fille, était mon premier amour. Jamais, je le jure, on n’a vu au monde enfant plus jolie. Je l’avais rencontrée un après-midi d’été aux jardins, de Salluste, où m’avait conduit Sulpicius pendant une absence d’Athénodore. Je lisais : elle s’approcha de moi du côté de ma mauvaise oreille, si bien qu’en levant les yeux je l’aperçus tout à coup au-dessus de moi, riant de me voir ainsi absorbé. Elle était mince, avec d’épais cheveux noirs, la peau blanche, les yeux d’un bleu très sombre : ses mouvements étaient vifs comme ceux d’un oiseau.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle d’un ton amical.
— Tibère-Claude-Drusus-Néron-Germanicus.
— Rien que cela ! Et moi, Médullina Camille. Quel âge as-tu ?
— Treize ans, dis-je en prenant bien garde de ne pas bégayer.
— Moi je n’en ai que onze, mais je parie que j’arrive avant toi à ce cèdre. Je bats à la course toutes les petites filles de Rome, et mes grands frères aussi.
— Cette fois, tu gagneras par défaut. Je ne peux pas courir du tout : je suis infirme.
— Pauvre garçon ! Mais alors comment es-tu venu ici ? en clopinant tout le long du chemin ?
— En litière, comme un vieux bonhomme, Camille.
— Pourquoi m’appelles-tu par mon second nom ?
— Parce que c’est celui qui te va le mieux. Chez les Étrusques, « Camille » est le nom des jeunes prêtresses de Diane. Quand on s’appelle Camille, on est forcément championne de course.
— Tiens, c’est gentil. Je n’en savais rien. Je dirai à toutes mes amies de m’appeler Camille.
— Et tu m’appelleras Claude, veux-tu ? C’est le nom qui me convient : cela veut dire le « Boiteux ». Dans ma famille on m’appelle plutôt Tibère, mais cela ne me va pas, parce que le Tibre court très vite.
Elle se mit à rire.
— Dis-moi, Claude, que fais-tu toute la journée si tu ne cours pas avec les autres ?
— Je lis, j’écris. J’ai lu des tas de livres cette année – et nous ne sommes qu’en juin. Celui-ci est en grec.
— Je ne sais pas encore le grec, seulement l’alphabet. Grand-père dit que je suis paresseuse. Je comprends quand on parle, naturellement : on nous fait toujours parler grec à table et quand il y a du monde. Qu’est-ce que c’est que ce livre ?
— Une partie de l’Histoire de Thucydide. Je lisais le passage où un homme politique, un tanneur, appelé Cléon, se met à critiquer les généraux qui assiègent les Spartiates dans une île. Il dit que s’il était général il s’emparerait de toute l’armée Spartiate en moins de vingt jours. Les Athéniens en ont tellement assez de l’entendre qu’ils le mettent à la tête de leurs troupes.
— Quelle idée ! Et après ?
— Il tient parole. Il choisit un bon officier d’état-major et lui dit de se battre comme il l’entend, à condition de gagner la bataille. L’homme connaît son affaire et en vingt jours Cléon ramène à Athènes cent vingt Spartiates du plus haut rang.
— J’ai entendu dire par mon oncle Furius, dit Camille, que le meilleur chef est celui qui choisit des hommes intelligents pour penser à sa place.
Elle ajouta :
— Tu dois en savoir long maintenant, Claude.
— On dit que je suis un parfait imbécile, et plus je lis, plus on le pense.
— Moi je te trouve très intelligent. Tu dis si gentiment les
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