Moi, Claude
mais nous nous sommes mariés, nous avons eu des enfants, et nous avons pu rivaliser avec les peuples voisins non seulement par la valeur mais par le nombre. Ne l’oublions jamais : rassurons le côté inférieur de notre nature par une succession de générations sans fin, pareille à une course au flambeau. Le premier Dieu, le plus grand de tous, n’a pas eu d’autre but en créant l’homme mâle et femelle : il a donné à chacune des moitiés le désir de l’autre et rendu leurs rapports féconds de manière à immortaliser la mort elle-même. La tradition nous dit que parmi les dieux aussi les uns sont mâles et les autres femelles, et qu’ils sont unis les uns aux autres par les liens du sexe et de la parenté. Vous voyez donc que même parmi les êtres qui pourraient s’en passer, le mariage et la procréation sont considérés comme de nobles coutumes. »
J’avais grande envie de rire : non seulement on me félicitait là de ce que j’avais accompli bien contre mon gré – je parlerai bientôt de mon mariage avec Urgulanille – mais tout cela m’apparaissait comme une bonne farce. Pourquoi donc Auguste nous parlait-il ainsi, comme s’il ne savait pas que ce n’étaient pas les hommes qui se dérobaient, comme il disait, mais les femmes ? En s’adressant à elles il aurait peut-être obtenu un résultat, à condition de leur dire ce qu’il fallait.
J’ai entendu un jour deux affranchies de ma mère discuter le mariage moderne du point de vue de la femme. Qu’a-t-elle à y gagner ? disaient-elles. Les mœurs sont si relâchées que personne ne prend plus le mariage au sérieux. À vrai dire, il reste encore quelques hommes vieux jeu qui le respectent suffisamment pour trouver à redire si leurs amis ou leurs serviteurs font un enfant à leurs femmes : et quelques épouses assez respectueuses des sentiments de leurs maris pour prendre garde de ne devenir grosses que de leur fait. Mais en règle générale une jolie femme, de nos jours, peut coucher avec qui elle veut. Financièrement elle ne gagne rien non plus au mariage. Sa dot passe aux mains d’un mari ou d’un beau-père généralement plus difficiles à manœuvrer que le père ou le frère aîné dont elle connaît depuis longtemps les côtés faibles. Le mariage ne lui apporte que d’assommantes responsabilités domestiques. Quant aux enfants, qui donc en désire ? Ils gâtent la santé et le plaisir de la dame plusieurs mois avant leur naissance ; après, même en prenant immédiatement une nourrice, il faut longtemps pour se remettre de cette maudite affaire de l’accouchement. Bien souvent, si on en a plus de deux, on perd sa ligne. Regardez ce qu’est devenue la belle Julie pour avoir voulu satisfaire le désir de postérité d’Auguste ! Avec cela, si on aime son mari, comment l’empêcher pendant toute la grossesse de courir après les autres femmes ? sans compter qu’il ne fait guère attention à l’enfant une fois que celui-ci est né. Comme si tout cela ne suffisait pas, les nourrices sont devenues si négligentes que le nouveau-né meurt souvent… Heureusement qu’on a ces médecins grecs, assez adroits pour débarrasser discrètement n’importe qui d’un enfant importun en deux ou trois jours, à condition que les choses ne soient pas allées trop loin… Évidemment, certaines femmes, même parmi les plus modernes, ont la passion démodée des enfants. Mais elles peuvent toujours en faire adopter un par la famille de leur mari, en l’achetant à quelque patricien que des créanciers harcèlent…
Auguste avait autorisé les chevaliers romains à épouser des plébéiennes, voire des affranchies, mais cela n’arrangeait guère les choses. Les chevaliers, quand ils se mariaient, ne le faisaient ni par amour ni pour avoir des enfants, mais pour la dot, et un mariage avec une affranchie était rarement une bonne affaire : d’ailleurs la plupart d’entre eux, surtout les plus récents, avaient le préjugé de leur rang. Dans la vieille noblesse, c’était encore pis : non seulement on y avait moins de choix, mais le mariage lui-même était plus strict : une femme de bon sens y regardait à deux fois avant de se lier par un contrat auquel elle ne pouvait plus échapper que par le divorce, avec mille difficultés pour recouvrer sa dot. On avait bien institué une forme de mariage qui permettait à la femme de conserver la libre disposition de ses biens à condition de passer trois nuits par an
Weitere Kostenlose Bücher