Moi, Claude
hors du domicile conjugal : elle échappait par cette formalité aux droits du maître sur son cheptel. Ce genre de mariage plaisait aux femmes pour des raisons évidentes – les mêmes pour lesquelles il déplaisait aux hommes. Seules les vieilles familles nobles ne pouvaient pas en profiter, car c’était parmi elles qu’on choisissait les prêtres du culte officiel ; or ceux-ci, selon la loi, devaient être non seulement mariés eux-mêmes, mais issus de parents mariés sous le régime strict. Finalement on ne trouva plus de prêtres et il fallut inventer un compromis. On permit donc aux patriciennes, tout en contractant un mariage sous le régime strict, de stipuler qu’elles n’abandonnaient entièrement leur personne et leurs biens « qu’en matière sacrée » : cette restriction faite, leurs droits étaient les mêmes que sous le régime libéral.
En attendant, ce qu’Auguste pouvait faire de mieux, à part les amendes infligées aux célibataires et aux ménages sans enfants, c’était de forcer les chefs de famille à marier les jeunes gens avant que ceux-ci se rendissent compte de ce qu’ils faisaient. Il donnait le bon exemple en fiançant et en mariant les siens dès que faire se pouvait. Si étrange que cela puisse paraître, il était arrière-grand-père à cinquante-quatre ans, trisaïeul avant soixante-seize : Julie eut une petite-fille en âge de se marier alors qu’elle pouvait encore avoir des enfants elle-même. Les générations se chevauchaient, les adoptions étaient fréquentes : dans la famille impériale, qui commençait à se mettre au-dessus des lois, on se mariait à un degré de parenté plus rapproché que ne le permettait réellement la coutume religieuse : enfin, dès qu’un homme mourait, on remariait immédiatement sa veuve avec un de ses parents les plus proches. À la fin l’arbre généalogique de la famille en arriva à rivaliser de complication avec celui de l’Olympe. Je vais essayer de le débrouiller quand même, le plus brièvement que je pourrai.
Julie, comme je l’ai dit, avait trois fils : Caius, Lucius et Postumus, et deux filles, Julilla et Agrippine. Du côté de Livie les plus jeunes membres de la famille étaient Castor, le fils de Tibère, et nous trois : Germanicus, Livilla et moi. Julilla, faute d’un mari possible dans la famille de Livie, épousa un riche sénateur du nom d’Émilius ; elle lui donna une fille qu’on appela Émilie. Le mariage déplut à Livie, qui n’admettait pas qu’une petite-fille d’Auguste pût épouser autre chose qu’un de ses petits-fils à elle – mais on verra qu’elle ne s’en embarrassa pas longtemps. Germanicus épousa Agrippine, une belle fille sérieuse qu’il aimait depuis des années. Caius épousa ma sœur Livilla, mais mourut sans laisser d’enfant. Lucius, qu’on avait fiancé à Émilie, était mort avant le mariage.
La mort de Lucius posa la question du mariage d’Émilie. Auguste se doutait que Livie voulait me la donner, mais il aimait la fillette et ne pouvait supporter l’idée de la marier à un malade comme moi. Pour une fois, se promit-il, Livie n’en ferait pas à sa tête. Peu de temps après la mort de Lucius, il dînait chez un de ses généraux, Médullinus, descendant du dictateur Camille. Après qu’ils eurent vidé plusieurs coupes, Médullinus, en souriant, lui parla de sa petite-fille, qu’il adorait. Elle avait fait récemment des progrès surprenants dans ses études, grâce, ajouta-t-il, à un jeune parent de son noble invité.
Auguste fut intrigué.
— Qui cela peut-il bien être ? Je n’ai entendu parler de rien. Est-ce une amourette accommodée à la sauce littéraire ?
— À peu près, dit Médullinus. Le jeune homme me plaît, malgré ses misères physiques. Il est franc et noble, et c’est un jeune érudit.
— Tu ne veux pas parler du jeune Tibère Claude ? demanda Auguste incrédule.
— Mais si, dit Médullinus.
Le visage d’Auguste s’éclaira d’une résolution soudaine.
— Dis-moi, mon vieil ami, demanda-t-il un peu plus vite qu’il n’eût fallu, voudrais-tu de lui comme mari pour ta petite-fille ? Si cela te convient, je serai trop heureux d’arranger ce mariage. C’est Germanicus qui est maintenant chef de famille, mais dans des affaires de ce genre il prend conseil de ses supérieurs. Il n’y a certainement pas beaucoup de jeunes filles qui surmonteraient leur répugnance pour ce pauvre estropié sourd et
Weitere Kostenlose Bücher