Moi, Claude
évident qu’il attribuait tout le mérite du livre à Sulpicius. Celui-ci n’avait fait cependant que me procurer quelques ouvrages. Une de mes sources les plus sûres avait été Pollion, dont la Campagne de Dalmatie était un modèle d’intelligence et de perfection militaire. Germanicus préféra les extraits que je lui en envoyai à bien des histoires plus récentes. J’aurais voulu que Pollion vécût encore pour pouvoir le lui dire. À son défaut je le dis à Tite-Live : il me répondit d’assez mauvaise grâce qu’il n’avait jamais dénié à Pollion le mérite d’écrire de bons manuels militaires : il lui refusait seulement le titre d’historien au sens le plus élevé du mot.
Au reste, si j’avais montré plus de tact, je ne doute pas qu’Auguste ne m’eût nommé dans le discours qu’il prononça au Sénat à la fin de la guerre. Mais je ne parlais pas de ses campagnes comme j’aurais pu le faire s’il en avait écrit lui-même, comme Pollion, un rapport détaillé, ou si ses historiens officiels, au lieu de chercher uniquement à flatter leur Empereur, avaient relaté ses succès et ses revers d’une manière moins tendancieuse et plus technique. Leurs éloges hyperboliques ne pouvaient me servir à grand-chose, et Auguste, en me lisant, dut avoir l’impression que je ne faisais pas grand cas de lui. Il se jugeait si indispensable au succès de la guerre que pendant les deux dernières campagnes il avait quitté Rome et était allé s’installer sur la frontière nord-est de l’Italie, pour être aussi près que possible des champs de bataille.
Je travaillais alors à un rapport sur le rôle de mon grand-père dans les guerres civiles, mais j’avais à peine achevé deux volumes quand Livie m’arrêta de nouveau. À l’entendre, je n’étais pas plus qualifié pour écrire la biographie de mon grand-père que celle de mon père, et j’avais agi malhonnêtement en la commençant derrière son dos. Si je voulais employer utilement ma plume, mieux valait choisir un sujet qui prêtât moins aux interprétations erronées. Elle m’en proposa un : les réformes religieuses d’Auguste depuis la paix. Ce n’était pas un sujet amusant, mais personne ne l’avait encore traité en détail et j’étais tout disposé à l’entreprendre. Je creusai le sujet à fond et terminai mon étude six ans plus tard, quelques jours avant la mort d’Auguste. L’ouvrage comprenait quarante et un volumes, d’environ cinq mille mots chacun. De plus, comme on ne peut interpréter correctement les plus anciennes de nos incantations religieuses sans connaître le sabin et l’étrusque, je fis dresser un dictionnaire de chacune de ces langues. J’ajoute que j’avais appris la prudence, et rien de ce que j’écrivis ne pouvait faire mettre en doute l’érudition ou le jugement d’Auguste.
Je ne perdrai pas de temps à raconter la guerre des Balkans. Malgré l’habileté de Tibère et les brillants faits d’armes de Germanicus, elle traîna trois ans. Les tribus se battirent en désespérées et ne s’avouèrent vaincues que lorsque le feu, la famine et la peste eurent réduit la population de plus de moitié. Quand les chefs des rebelles vinrent demander la paix à Tibère il les interrogea longuement sur les raisons de cette résistance forcenée. Le principal d’entre eux, un certain Bato, répondit : « C’est votre faute. Vous envoyez pour garder vos troupeaux non des bergers ou des chiens, mais des loups. »
Ce n’était pas tout à fait vrai. Auguste choisissait lui-même ses gouverneurs, les payait bien, et veillait à ce qu’ils ne missent pas dans leur poche une partie des revenus impériaux. On leur versait l’impôt directement, sans passer par des compagnies fermières sans scrupules. Les gouverneurs d’Auguste n’étaient jamais des loups, comme l’avaient été la plupart des gouverneurs républicains qui ne s’intéressaient à leurs provinces que pour savoir combien ils pourraient leur extorquer. C’étaient en général de bons chiens – quelquefois même d’honnêtes bergers. Mais peu d’entre eux s’intéressaient personnellement au peuple qu’ils étaient censés gouverner. Ils s’installaient dans la capitale, ville romanisée, où ils trouvaient de belles maisons, des théâtres, des temples, des bains publics, et ne pensaient pas à visiter les régions écartées de la province. Le gouvernement réel était abandonné à des délégués et à
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