Mon Enfant De Berlin
verts. Mistou vient de faire son entrée dans la cuisine où Claire, Rolanne et deux ambulancières de la Croix-Rouge belge se réchauffent autour d’une tasse de thé. Elles sont sur le point de partir en mission. Une mission délicate et qui ne leur plaît guère car il s’agit d’enlever à des mères allemandes des enfants nés de pères français. Ce sont pour la plupart des hommes qui, durant la guerre, ont été enrôlés de force au Service du travail obligatoire, le S.T.O.
— Écoutez, ça, les filles, dit Mistou en s’asseyant sur la table.
Elle ouvre le journal à la page 3 et lit :
— « Depuis cinq ans, on ne les voyait plus. Le temps a passé. Les petites sont devenues grandes. Jules Raimu a une fille de vingt ans, Paulette... Etc., etc., etc. Claire Mauriac, la fille de l’auteur des Mal-Aimés , est actuellement à Berlin. Conductrice d’une automobile de la Croix-Rouge, elle s’occupe du rapatriement des derniers prisonniers français restés en zone russe. Elle n’a pas encore eu le temps de penser à ce qu’elle fera plus tard. » C’est la gloire, ma Clarinette, la gloire !
Mistou tend le journal à son amie qui contemple en silence les cinq portraits de jeunes femmes. Sa présence parmi ces inconnues lui procure un immédiat sentiment de gêne et de découragement. Jusqu’à la lecture de ce petit article, elle pensait avoir réussi ce qu’elle avait tellement souhaité lors de son entrée à la Croix-Rouge : se fondre dans un groupe. Elle s’était donné beaucoup de mal pour arriver à ce résultat, pour penser et dire « nous » plutôt que « je ». Ce journal féminin, en la choisissant elle plutôt que Rolanne ou Plumette, la ramène à ce qu’elle était avant la guerre : « la fille de... ».
La porte de la cuisine s’ouvre, Wia fait une entrée bruyante, une cartouche de cigarettes américaines à la main.
— Pour vous, les filles. Et pour toi, ma Claire...
Il tient quelque chose dans son poing refermé, l’agite sous le nez de Claire en riant de plaisir.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Devine...
Il prolonge le jeu, heureux d’être immédiatement devenu le centre d’intérêt des cinq jeunes femmes. Claire abandonne le journal et se plie à ses exigences : « Animal, végétal ou minéral ? » Wia s’amuse et cet amusement les gagne toutes à l’exception de Mistou qui commence à comprendre que quelque chose s’est modifié dans l’atmosphère de l’appartement. Wia y est chez lui, Claire irradie d’une joie juvénile qu’elle ne lui connaît pas.
— Dites donc, vous deux...
Mais personne ne fait attention à elle. Les filles entourent Wia et le supplient d’ouvrir enfin sa main pour montrer ce qu’il leur dissimule.
— À la place de la bague que je ne peux pas encore t’offrir..., dit-il.
L’insigne militaire représentant l’étoile rouge offert à Claire circule de main en main tandis que Wia raconte comment il se l’est procuré lors d’une beuverie chez des officiers soviétiques. Comme souvent, il se donne le beau rôle, s’attribue des mérites parfois inventés pour mieux servir son récit, mais il le fait avec un tel plaisir que personne ne songe à le lui reprocher. Claire s’émerveille : l’insigne militaire devient le joyau de sa collection, elle le fera coudre dès ce soir à l’intérieur de la veste de son uniforme.
— Tu veux bien t’en charger, ma Rolanne ? Tu sais comme je suis nulle...
Wia aperçoit le journal resté ouvert sur la table et s’en empare avec curiosité. La photo de Claire lui arrache un sifflement d’admiration.
— « L’auteur des Mal-Aimés ... » C’est l’écrivain ? C’est ton père ?
Et comme Claire hésite à répondre, à la fois choquée par son ignorance et flattée de ce renversement des rôles qui fait de François Mauriac rien d’autre que « le père de... » :
— En parlant de toi, Claire, on parle de vous, les filles. C’est bien qu’on reconnaisse le formidable travail que vous faites à Berlin.
Puis, plus doucement, en déposant un rapide baiser sur ses doigts :
— Je suis fier de toi.
Claire baisse les yeux pour dissimuler son émotion. Elle pense qu’il voit toujours le bon côté des choses et que la vie avec lui devient mystérieusement simple.
Mistou avait oublié de remettre à Claire une lettre que sa mère lui avait fait porter quelques heures avant qu’elle ne quitte Paris. C’est donc en fin de
Weitere Kostenlose Bücher