Mon frère le vent
soleil ne soit plus qu'un demi-cercle sur l'horizon, appela à s'en brûler la gorge. En vain. L'effroi avait commencé par un petit pincement au fond de sa gorge ; il se répandait maintenant dans toute sa poitrine et lui serrait les côtes.
D'abord, elle avait couru jusqu'à la baie. Elle savait, dans sa course, qu'il lui faudrait jusqu'à la nuit pour gagner le rivage, mais la pensée de Shuku en train de se noyer ne la quittait pas. Quelle mère ne craignait pas que les esprits des eaux n'appellent ses jeunes enfants, pour les attirer dans les endroits rocheux où des vagues les entraîneraient dans la mer? Elle courait, scrutait, fouillait, ne trouvant nulle trace de mains ou de genoux. Elle n'entendit pas le moindre pleur de bébé. Mais qui pouvait les entendre avec tout ce vent ?
Elle éleva la voix pour s'adresser aux esprits, pleurant de rage contre leur voix forte, mais le vent continuait de souffler et Kiin se souvint d'avoir souvent raconté qu'elle avait donné Takha au vent. Les esprits, courroucés de tant de mensonges et de promesses rompues, avaient-ils pris Shuku à la place ?
Elle poursuivit sa course en direction de la baie, à travers l'herbe haute et la bruyère de camarine, puis les bouquets de saules. Toujours rien. Elle tomba à genoux, cacha sa tête dans ses bras et la longue plainte d'un chant funèbre monta.
Puis une voix lui parvint, celle de son propre esprit, qui s'était tu durant toute sa quête : « Lève-toi, Kiin. Lève-toi. Pendant toutes ces années vécues avec ton père, où tu as enduré tous ces coups, toute cette douleur, est-ce tout ce que tu as appris ? A abandonner ? A pleurer et à vivre sans espoir ? »
Kiin releva la tête.
— J'ai perdu mon fils ! hurla-t-elle, furieuse après cet esprit dénué de toute compassion.
« Kiin, reprit la voix avec sévérité, comme celle d'une grand-mère tançant sa petite-fille. Tu as couru sans réfléchir vers ce que tu redoutais le plus. Un enfant qui marche à peine peut-il aller si loin ? Aurait-il réussi à parcourir une telle distance ? Retourne au panier à provisions, retourne d'où tu viens et pars de là. Décris des cercles autour du panier, encore et encore. Élargis le cercle à chaque tour. L'herbe est trop haute pour que tu voies ton fils même de près. »
— Je l'entendrais pleurer !
« Et s'il dort ? »
— Il y a des crevasses...
« Oui, et s'il est tombé dedans, il est mort. Mais si ce n'est pas le cas ? L'abandonneras-tu pendant que tu pleures ? Laisseras-tu les loups le trouver avant toi ? C'est la Lune Des Oiseaux Qui Reviennent. Le soleil est encore long dans le ciel. Tu as encore assez de lumière. Va le chercher. »
Kiin s'essuya les joues et se releva. Puis elle se dirigea vers les collines à l'endroit où elle avait laissé son panier. Une fois là, elle entreprit de décrire des cercles de plus en plus larges, appelant sans cesse, adressant des prières aux montagnes et au vent, suppliant qu'on lui rende son enfant. Les cercles s'étendirent bientôt jusqu'à la crête de la colline. Elle s'arrêta, leva les yeux vers les montagnes puis sur l'autre flanc de la colline.
Le soleil s'installait dans l'eau pour la nuit et la lumière faiblissait, mais ce n'était pas le noir sombre d'une nuit d'hiver. Elle appela mais ne perçut que l'écho de sa propre voix. Le vent souffla en une bourrasque soudaine, glacée contre son dos et écarta l'herbe comme si les esprits du vent étaient des hommes en marche. Kiin observa, suivit des yeux le chemin du vent puis cessa de respirer tandis que l'herbe s'ouvrait sur un petit paquet sombre lové au pied de la colline.
— Shuku ! Shuku ! hurla-t-elle.
Elle dévala la pente, insensible à l'herbe qui attrapait ses pieds et coupait la peau entre ses orteils.
Elle tomba à genoux près de son fils. Il avait les paupières closes et le visage tout sale. Du sang séché marquait l'endroit où une herbe avait entaillé sa joue. Elle le prit dans ses bras, il ouvrit les yeux et arbora un large sourire. Il poussa ensuite un long soupir. Kiin le serra contre sa poitrine, il enveloppa ses bras autour du cou de sa mère puis recula pour lui tapoter les joues. Elle se leva et le ramena jusqu'au panier à provisions d'où elle tira des peaux de phoque. Elle l'y étendit, le déshabilla, s'assurant du même coup que ses bras et ses jambes étaient intacts.
Elle le fourra sous son suk pour le nourrir tout en mangeant elle-même un poisson pris la veille
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